maladive, car cette délicatesse même la fit passer à mes yeux pour une créature supérieure, d'une essence infiniment au-dessus de celle des robustes et gros enfants de notre village.
La petite fille me regarda pendant quelques minutes avec ses yeux bleus profonds, comme pour me demander l'explication de ma singulière attitude. Puis un sourire tranquille et doux entr'ouvrit ses lèvres. Ce sourire pénétra dans mon coeur comme un rayon de lumière et m'arracha un cri sauvage. Je sautai en arrière et levai les bras au ciel, comme si le sourire de la jeune fille était quelque chose de miraculeux qui me fit perdre l'esprit.
Mon cri étrange attira l'attention de la dame.
—Qu'a donc ce petit garçon? demanda-t-elle à ma mère.
—C'est notre petit Léon. Ne faites pas attention au bruit qu'il fait, madame Pavelyn. Il est muet et fait de vains efforts pour parler.
En achevant ces mots, elle porta le doigt à son front pour faire comprendre qu'il fallait m'excuser parce que je ne possédais pas tout mon bon sens, et que j'étais innocent.
Souvent déjà j'avais surpris des signes semblables faits par mon père ou ma mère, et je savais fort bien ce qu'ils voulaient dire. Cela m'avait toujours fait de la peine; mais, en ce moment, devant la créature angélique qui me regardait, cette pantomime humiliante me blessa comme si j'avais été frappé au coeur d'un coup de couteau. Aussi le son qui s'éleva de ma poitrine n'était pas un cri, c'était une plainte douce et profonde, une sorte de prière pour implorer la pitié. Je courbai la tête et me mis à pleurer.
—Un si joli petit garçon! c'est bien malheureux, vraiment, murmura la dame.
Et se tournant vers la petite demoiselle, elle ajouta:
—Rose, ce pauvre enfant est muet. Il aimerait tant parler! Mais c'est parce qu'il ne la peut pas qu'il pleure si amèrement. Donne-lui la main, Rose; une marque de pitié le consolera.
Encouragé par l'intérêt de la dame, je levai la tête. Je vis venir à moi la noble enfant, avec le même sourire enchanteur qui m'avait déjà si profondément ému.
Elle me prit la main, la serra et la caressa, tandis que sa bouche murmurait des paroles qui résonnaient à mes oreilles comme une musique céleste.
Je jetai sur mes frères et mes soeurs un regard de fierté; cette marque d'amitié que la petite demoiselle venait de me donner, me vengeait de leur dédain et avait rempli mon coeur de joie et de courage.
Assurément, la compatissante enfant sut lire dans mon regard étincelant l'expression d'une gratitude infinie; car elle me serra la main avec plus d'amitié et me dit d'un ton si doux, que je me mis à trembler de tous mes membres:
—Vous vous appelez Léon? C'est un joli nom. Ah! quel dommage que vous ne sachiez point parler!
L'émotion m'arracha quelques cris confus.
—Il ne faut pas crier ainsi, reprit-elle; cela est laid. N'apprendrez-vous jamais à parler, pauvre petit Léon? jamais?
Je ne savate pas ce qui se passait en moi, il me semblait qu'en ce moment je me fusse laissé couper la main pour pouvoir dire un mot un seul mot intelligible. Je fus pris d'une violente convulsion; mes membres se tordirent, mon visage devint bleu. Je ne criai pas, mais je fis un effort surhumain pour prononcer le nom charmant de celle qui, deux fois, avait dit le mien avec tant d'amitié.
Quelque chose se déchira dans ma gorge, et le nom de Rose! Rose! retentit par deux fois, clair et sonore, dans la chambre.
Épuisé par cet effort gigantesque, je me laissai tomber sur une chaise, et j'y restai étendu, le sourire du bonheur et de l'extase sur la figure.
—Oh! Dieu soit loué, mon fils a parlé! s'écria ma mère, les larmes aux yeux.
Elle accourut vers moi, me prit la main et me supplia de répéter encore une fois les mots que j'avais prononcés; mais je sentis bien, après de longs efforts infructueux, que je ne serais plus capable d'une si violente tension de mes forces.
Cependant j'étais enchanté du succès obtenu, et j'essayai de faire comprendre par signes que j'avais confiance et que j'espérais bien pouvoir apprendre à parler. Je ne cessais de montrer la jolie demoiselle, et je joignais les mains devant elle pour faire entendre que c'était à elle que je serais redevable de la parole, du bonheur de ma vie, et je la remerciai comme un ange envoyé de Dieu pour rapporter l'espoir et la délivrance.
Rose était visiblement touchée de ces marques de reconnaissance, et une joie sincère brillait dans ses yeux bleus. Sans doute il était doux à son coeur compatissant de croire que sa présence avait été un bienfait pour un pauvre enfant comme moi.
Elle tira sa mère par son châle pour l'obliger à se baisser, lui dit quelque chose à l'oreille, et, sur un signe affirmatif, elle s'approcha de moi.
Elle mit la main dans sa poche et en tira une petite boîte d'une pierre blanche, transparente et couverte de fleurs et d'étoiles d'or et d'argent. Elle me glissa cet objet dans la main en disant:
—Tenez, Léon, ceci est pour vous. Il y a là-dedans du sucre qui vous plaira fort. Il faut faire tout votre possible pour apprendre à parler, et, quand vous le saurez, je vous donnerai de plus belles choses encore.
L'aimable enfant n'avait assurément d'autre intention que de me consoler. Elle me disait ces douces paroles par charité pure, et comme une aumône faite à un malheureux. Mais sa pitié fit sur moi une impression plus profonde qu'elle n'eût pu s'y attendre. Ses paroles tombèrent une à une, comme une rosée bienfaisante, sur mon coeur oppressé, et se gravèrent en traits ineffaçables dans mon souvenir. J'en fus si touché, que je continuai à tourner et à retourner machinalement dans mes mains sa jolie petite boîte, et je ne remarquai même pas que ma mère me la prit pour l'admirer à son tour.
Alors je revins à moi, et j'essayai de faire comprendre à la jolie demoiselle combien j'étais triste de ne pouvoir rien faire pour la remercier de son cadeau. Je tirai de ma poche la figure du curé et la mis dans la main de ma bienfaitrice, en lui disant par gestes que je l'avais taillée moi-même et que je la lui donnais en échange de sa boîte.
La dame, en voyant cet objet informe, parut surprise de ma simplicité. Ma mère m'excusa en disant que je m'occupais pendant des jours entiers à tailler de petites statuettes, et que, naturellement, je croyais que cela valait quelque chose. Mes frères et mes soeurs se mirent à rire de ma présomption.
Rose regardait sans rien dire mon pauvre cadeau, mettait le bonhomme debout sur sa main, le retournait et avait l'air de s'en amuser beaucoup.
Que m'importait que tout le monde se moquât de mon ouvrage, si elle seule, qui s'était faite ma protectrice, le jugeait digne de son attention? Aussi, un sentiment de joie ineffable inonda mon coeur lorsque Rose refusa de se laisser prendre l'image du curé par ma mère, et dit à la sienne:
—Non, je vous en prie, laissez-moi la conserver. Ce pauvre petit garçon l'a faite lui-même, et c'est vraiment joli. Je la montrerai à mon père, et je jouerai avec, ce soir.
—Voilà bien les enfants, fermière Wolvenaer! dit la dame en haussant les épaules. Donnez-leur des jouets et des poupées qui ont coûté beaucoup d'argent, et ils préfèrent s'amuser d'une chose sans valeur; puis, au bout de quelques heures, le joujou est oublié et abandonné, et ils n'y pensent plus.
Mes yeux contrits et mes signes demandèrent à Rose si tel serait aussi le sort de mon humble présent. Un signe de tête me tranquillisa. Elle m'avait compris, et son geste me promettait qu'elle conserverait mon petit curé.
—Portez-vous bien, dit la dame; il est temps que nous partions. M. Pavelyn nous attendrait. Peut-être la voiture est-elle déjà prête. Vous comprenez que, cette année, nous n'habiterons pas le château; car il est tout à fait vide; il doit être restauré, repeint et meublé. Il ne sera prêt qu'au printemps. Alors je reviendrai vous voir, car j'aime à me trouver au milieu des villageois. Aujourd'hui, nous ne sommes venus que pour visiter