qui lui était offerte; il promit de la lire, fixa un rendez-vous nouveau à quelques jours de là, et, se levant de son fauteuil en même temps que son visiteur, non avant lui, il le reconduisit avec respect jusqu'à l'antichambre.
Seul, revenu à sa place, M. Barbier souleva, soupesa, à plusieurs reprises, le manuscrit déposé, sans oser l'ouvrir, de crainte de se laisser prendre immédiatement au piège de cette lecture. Il se promettait la volupté de ce travail pour le soir, la solitude. Car, de bonne foi, il s'engageait à étudier ce drame.
En attendant, il enferma le rouleau de papier dans un tiroir; mais il ouvrit plusieurs fois le tiroir dans la journée, et à travers ses audiences, ses conversations avec le ministre, auquel il cacha cette visite, il ne cessa de penser à cet homme pâle, triste, doux et solennel, qui devait avoir beaucoup souffert.
Il se rendait compte du charme multiple et spontané de ce visiteur, qui était de grande race, de grande éducation, qui avait traversé les orages de la passion et en gardait l'électricité domptée, qui, après des épreuves, encore inconnues, mais vraisemblablement bien douloureuses, s'était réfugié, comme sur un cap suprême au-dessus d'un abîme, dans l'amour qui contient et résume tous les autres, dans le plus pur, même quand son origine est impure.
M. Barbier se croyait toujours aussi convaincu de ne pouvoir venir en aide à ce solliciteur intéressant; mais il se disait en soupirant:—C'est dommage!
Ce regret, uni à la curiosité de connaître le secret; de l'abbé Hermann d'Altenbourg l'agita toute la journée d'une petite fièvre, dont il s'enorgueillit, pour la gloire de sa fonction.
Louis Hermann d'Altenbourg! M. Barbier se répéta si souvent ce nom qu'il finit par croire qu'il se le rappelait, pour l'avoir entendu répéter autrefois.
Il fit faire des recherches dans les collections de journaux ecclésiastiques, notamment dans la Semaine religieuse, et il trouva que vingt ans auparavant, en effet, monseigneur Hermann d'Altenbourg, prélat romain, chanoine primicier de Saint-Denis, avait prêché, pendant tout un carême, à Notre-Dame de Paris. Son auditoire était toujours illustre et nombreux. Le prédicateur à la mode, au moins pendant ce printemps-là, avait été appelé aux Tuileries pour y prêcher; mais il ne semblait pas qu'il eût réussi devant ce parterre mondain. La véhémence de ses anathèmes contre les frivolités du siècle et la malencontreuse idée qu'il eut un jour de tonner contre le parjure paraissaient avoir déplu à la cour.
Le journal des confréries le laissait entendre pour l'en blâmer.
Qui donc aurait pu savoir, à cette époque et dans ce monde-là, que la colère méprisante du grand orateur chrétien n'était que le cri d'un amour crucifié?
Le soir, chez lui, la porte rigoureusement close, M. Barbier commença la lecture de cette confession d'un prêtre faite à un laïque, confession dont il a gardé le manuscrit, et dont il a permis de prendre une copie exacte, en changeant quelque chose aux noms.
La voici:
MA CONFESSION
IV
Je suis le fils unique du comte François Hermann d'Altenbourg. Ma famille est originaire du Danemark. Un de mes ancêtres, ambassadeur à Vienne, et devenu prince du Saint-Empire, hérita de grands biens en Alsace, par la mort d'un oncle, évêque-électeur de Strasbourg. Toutefois, ma famille ne quitta Copenhague, qu'à l'époque du procès fait au grand chancelier Greffenfield. Depuis, elle résida en Autriche.
Mon grand-père fut un de ceux qui protestèrent, comme princes étrangers, dans un mémoire adressé à l'Assemblée nationale de 1789, contre le décret qui abolissait les droits féodaux en Alsace, et qui prétendait, malgré les stipulations faites avec Louis XVI, astreindre ces propriétaires, d'une espèce particulière, aux impôts et aux contributions dont étaient frappés les Alsaciens possesseurs de biens-fonds.
La réclamation fut écartée. Mon père, qui était imbu des idées nouvelles, et qui ne partageait pas les idées, c'est-à-dire les préjugés de mon aïeul, protesta contre la protestation, se rallia violemment à la Révolution, se fit naturaliser Français, perdit à cette révolte une assez grosse portion de la fortune des d'Altenbourg, acheta un château aux environs de Saverne, s'y installa, et mena, dès lors, une existence fort agitée; il s'y maria, à la Restauration, pour rentrer en grâce auprès des princes.
On se souvient encore, dans le pays, de ses grandes chasses, de ses grands démêlés avec ses voisins, de ses grandes démonstrations libérales sous la République, égalées seulement par ses grands enthousiasmes sous l'Empire…
Ce n'est pas pour juger mon père que j'expose les griefs de la conscience publique à son égard; c'est pour me faire juger moi-même.
Ce n'est pas, non plus, par orgueil, pour faire excuser mon insoumission à mes vœux d'humilité que je cite la prétention et les origines de ma famille; c'est pour faire mieux comprendre en moi les influences héréditaires. Je suis le dernier des d'Altenbourg; je les confesse, en me confessant.
Ne peut-on pas dire que je dois à ces ancêtres, venus du pays d'Hamlet, les brumes de mélancolie qui auraient fait de moi un mauvais poète, si le souvenir de quelques évêques-électeurs, de mon nom, dont j'ai vu les portraits me regarder longtemps, dans mon enfance, n'avait peut-être décidé de ma vocation de mauvais prêtre?
Je dois aux passions paternelles le feu qui, dans ce brouillard, s'allume parfois et fait explosion; je dois à ma mère, la tendresse de cœur, la vocation maternelle qui survit à toutes mes passions éteintes.
Pauvre mère! je l'ai connue, en réalité, et il me semble, à chaque douleur plus aiguë de moi, que je la connais un peu plus. J'étais un enfant, quand elle est morte.
Mourut-elle par un accident involontaire, par un suicide? Le doute m'est venu depuis que je réfléchis. Quand j'avais quatre ans, on ne me donna aucun détail; quand je fus grand, je n'en demandai pas; je m'interrogeai.
Un soir d'été, tout le château fut en alerte. La comtesse d'Altenbourg, sortie pour une promenade dans le parc, ne rentra pas à l'heure du dîner. On la chercha longtemps, quand, enfin, on s'avisa de fouiller une pièce d'eau qui semblait attendre les désespérés, sous la voûte sombre des grands arbres.
Il est possible que ma mère, trompée par l'opacité de l'allée couverte dans laquelle sa rêverie l'égarait, soit tombée brusquement, n'ait pu appeler au secours, et n'ait pu se sauver, à cause des bords droits et maçonnés de la rive…
J'ai voulu, il y a un an, visiter ce château, dont je n'ai pas hérité et que je n'ai pas eu la douleur de vendre. J'ai retrouvé la pièce d'eau, sous l'allée épaisse; de grands nénufars flottent sur la tombe de cette Ophélie conjugale.
Était-ce uniquement l'influence d'Hamlet qui me faisait évoquer, dans cette solitude, une ombre légère, passant comme un souffle devant moi, pour s'engloutir dans cette eau mystérieuse qui porte des fleurs depuis sa chute?
Mon père s'était marié, par contrition politique, plutôt que par repentir de sa jeunesse. Il était incapable de rendre ma mère heureuse. Il eut du chagrin de sa perte, des remords aussi; il se consola cependant, et ce fut alors qu'il se débarrassa du château.
Les pères joyeux font souvent les enfants tristes. Hérouard raconte, dans ses mémoires naïfs sur l'enfance de Louis XIII, que comme on demandait au fils de Henri IV, âgé de six ans à peu près, et initié déjà à toutes sortes de licences, s'il serait plus tard un vert-galant, un bon vivant comme son père, l'enfant, visiblement choqué dans ses pudeurs instinctives par les attitudes obscènes dont le Béarnais ne s'abstenait pas devant lui, répondit vivement:—Oh non!
Le caractère de ce grand ennuyé qui n'était qu'un grand dégoûté, se trouve