C'est un crève-cœur pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles.
—Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe comme devant.
—Le forcer? Comment t'y prendras-tu?
—Vous verrez, ma mère, quand il sera temps.
En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce, prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table. Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement:
—Oui, oui, vous le verrez, mère… Vous me regardez si curieusement?
Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours.
Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père,
n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et
Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs.
—Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le sais depuis longtemps.
—En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache… Mais ce n'est pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une excellente qualité et d'un goût parfait. Eh bien, je vais acheter du charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré.
—Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire cela.
—Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire de la dentelle.
—Oui, mais de cette façon tu ne garderas pas assez pour toi, pour t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été.
—Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir.
—Non, pas ça, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel, ne travailles-tu pas déjà assez?
—C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon projet, mère.
—Silence là-dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas.
Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de labeur incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils.
Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement le bonsoir. Il la serra sur son cœur et lui murmura doucement à l'oreille:
—Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a donné un cœur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère. De quoi pourrais-je me plaindre?
—Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez avoir faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude; car la voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire et qui faisait craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé quelque chose de désagréable.
Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire leur prière.
—Bon appétit, grand-père, vite à l'œuvre maintenant, j'ai une faim de loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est à s'en lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur.
Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête.
—Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons,
racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'Aigle d'or? Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels? Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles?
—Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le père Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard son coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur cette maison, tout y va mal.
—Mal, comment l'entendez-vous, grand-père?
—Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous dirai ce qui m'a fait de la peine.
La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du vieillard et murmura en le regardant curieusement:
—Eh bien? eh bien?
—Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de malheureuses choses à l'Aigle d'or; il y vient de temps en temps de riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une famille d'ouvriers.—Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte douze francs la bouteille!
—Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins que ce soit de l'argent fondu!
—Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête….. J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte, j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé. Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les filles de l'Aigle d'or éclater du rire et crier à l'aide comme des enfants qu'on poursuit en jouant… et, pensez donc, on avait parié là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que sa sœur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais l'aubergiste les y a forcées!
—Est-ce possible? murmura Lina.
—L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins… Et ce n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal. A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur gaieté