Hendrik Conscience

Argent et Noblesse


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m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent!

      En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit; mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba lourdement par terre.

      Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait et dit avec colère:

      —Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder si bêtement et donnez-moi mes souliers.

      Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en souriant:

      —Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt.

      —Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre. Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore, le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en attraper la crampe éternelle…

      —Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître.

      —N'êtes-vous pas le domestique de l'Aigle d'or?

      —Non, je suis le maître ici.

      —Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici?

      —Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth.

      —Et où sont restés mes camarades?

      —Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison et couché sur mon lit pour vous reposer.

      Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile.

      —S'il en est ainsi, je vous remercie de tout cœur, brave homme, murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser coucher dehors.

      —Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah!

       Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle.

      —C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre. Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma perte.

      —Vous n'avez donc pas de père, Monsieur?

      Le jeune homme leva les épaules.

      —Une mère?

      —Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable libertin.

      —Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton de compassion affectueuse. Votre cœur est encore bon, et quand le repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte.

      Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte d'aversion à l'aspect de son image.

      —Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte.

       Paraître ainsi devant les gens en plein jour!

      —Là, sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra complètement.

      A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui.

      Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres, ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes.

      Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de pauvres ouvriers?

      Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux.

      —Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'Aigle d'or je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette. Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus aujourd'hui!

      Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise l'attendait auprès de la table.

      —Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez de froid; je le vois.

      —Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous donnons ce que nous avons.

      Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant.

      Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte.

      —Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas le temps et veux m'en aller.

      —Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est pas offert de tout cœur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie, asseyez-vous.

      Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait.

      Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une main tremblante, et but une gorgée de café chaud.

      Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la main à la poche et demanda:

      —Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop… Vous ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez?

      Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à la table et murmura, d'un ton sévère:

      —Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret. Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité chrétienne et pas autrement.

      Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant:

      —Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement. Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à l'Aigle d'or, à l'aubergiste et à ses filles.

      —Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère. Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne