Georges Eekhoud

Le cycle patibulaire


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le mâle de mine prolifique, je voulus t'embrasser et te traiter comme devant. C'était mal, pervers cela, et sortait de notre honnête commerce des jours passés. Aussi tu ne me dis rien, tu ne te rebiffas pas avec colère, mais sans effarouchement, sans pruderie affectée, tu me regardas d'un air surpris, d'un air indifférent, de l'air inconsciemment cruel dans son affabilité même d'une personne renseignant un visiteur qui se trompe d'adresse....

      Pas d'autre changement en toi. Tu restais mon bon camarade, ma blonde réjouie. Tu te laissas embrasser, tu te laissas embrasser... si passive, que je n'eus plus envie de recommencer. Et sans qu'il y eût eu reproche ou autre explication, toute velléité de renouveau amoureux avec toi me passa....

      Cela fut si simple, si digne, si dépourvu de mise en scène et de posture que dans le moment je fus conquis à la situation nouvelle sans un regret, sans un dépit, même pris de vénération pour l'extraordinaire fille. Je fus même de belle humeur, je riais et te racontai, un peu en hâbleur et en gascon des histoires merveilleuses de la grande ville, et le soir, quand ton frère rentra, accompagné du charron membru, je perdis royalement, au billard, deux tournées de bière blanche, et tu pus croire,—oh! le complément suave de ma chair!—que je te perdais avec autant de résignation et de sérénité que le reste de l'enjeu....

      Vois, la contagion de ton insouciance et de ton tempérament peu romanesque; l'après-midi, je ne songeai pas même à faire un tour au jardin, ou à aller seul m'asseoir, élégiaquement, sous la tonnelle.... J'entrevoyais, au delà de la cour, les rouges pivoines enrichies de diamants par la dernière averse et je respirais des bouffées de terre humide et de fleurs potagères....

      —Allons, Monsieur Jules, un petit tour de jardin!...

      —Tout à l'heure, baes, tout à l'heure!...

      Mais à présent, rentré à la ville, ce n'est plus la même chose. C'en est fait de mon beau calme, de mon indifférence, de mon dédain, de mon renoncement. Veux-tu croire, ô succulente fille, amoureuse au ragoût inoubliable, que je souffre à l'idée de ton mariage avec ce rustre aux étreintes victorieuses! Je me le représente à l'œuvre, le gaillard expéditif. Un voile passe devant mes yeux. Vrai, s'il était ici, je lui chercherais querelle, moi qui l'ai complimenté sincèrement, moi qui ai mis et sans arrière-pensée, alors, vos mains l'une dans l'autre, et qui ai promis d'assister à la noce....

      Pardonne cette déclaration, la première, mais depuis, je commence à croire que je t'ai aimée. C'était donc de la passion pour de vrai, et non de la bagatelle, du simple plaisir, de l'amusement corps à corps que nous prenions sous la tonnelle du banal jardin.... Heureusement, positive campagnarde, que tu n'as jamais lu de livres et d'autres bêtises où des gens, sous prétexte qu'ils se voient volontiers de près, se lamentent, rêvassent, pérorent, se rongent le cœur, se boudent, se jalousent au lieu de profiter de l'occasion et du temps, et de s'accoler, et de se mêler....

      D'ailleurs, tu n'y comprendrais rien. C'est la ville qui réveille et entretient chez nous ces lubies, ces chimères d'enfant gâté, ces recherches de midi à quatorze heures, et qui nous fait regretter,—oh! ne ris pas trop!—comme des trésors de bonheur, des périodes culminants de béatitude, des paroxysmes de félicité, l'habitude, le passe-temps, le plaisir machinal, le pis-aller d'autrefois....

      Tu ne ressasseras pas le passé, toi, ma placide et simplice compagne des francs jeux, tu ne rumineras point ta vie morte et ne connaîtras jamais les lancinantes nostalgies, ma simple et rose femelle, quand des enfants, beaucoup d'enfants, te seront venus....

      —Un tour de jardin, Monsieur Jules....

      Ah! baes, je ne hausserais plus les épaules et ne ferais plus le fort, l'homme raisonnable à présent. Le jardin! Je m'y précipiterais, j'y courrais en fanatique, je m'y plongerais, comme dans un sanctuaire miraculeux, à la fin d'un mélancolique et fervent pèlerinage....

      Ah! ce Jardin! Ce que je m'y promène, d'ici, en pensée, ce que j'en hume les parfums violents, ce que j'en admire les fleurs barbares, ce que j'en croque les fruits rêches. Autant ces objets étaient passifs, couchants, effacés, tout à ma dévotion, là-bas, au temps de ma liaison avec ta fille, digne baes, autant à présent ils me hantent, m'obsèdent, me bourrèlent, impérieux, narquois, désirables.

      Pas un détail que ma mémoire ne me rabâche. Les plus futiles sont les plus acharnés. Le revers de la main dont le charron s'essuie le front et rejette en arrière sa casquette de soie; la couleur saurette de ses bragues rapiécées, la camisole rose de la petite, les turquoises de ses boucles d'oreille. Une touffe de pensées qui expiraient, dans un verre d'eau sur le comptoir. L'odeur de la pipe. L'orteil qui passe par le bas troué du pacant, mon rival, lorsque, assis en balançant les jambes, il a laissé choir son sabot. Et l'air de petite ménagère en perspective, de petite femme qui soignera bien son homme, l'air un peu dégoûté mais compatissant et prometteur aussi, dont elle a regardé l'orteil du robuste ouvrier. Les bouffées lourdes qui soufflent du jardin.... Le clapotis de l'eau dans le bac où elle rince les verres; le glouglou du robinet.... Leurs yeux d'une bêtise si affolante, le claquement de lèvres luron du gaillard, sa façon de se caler sur ses hanches et de se cambrer... et l'ostensible appétence de la fiancée, devant ce prochain coucheur.

      Toutes ces choses, toutes, toutes, bien d'autres encore me suffoquent, compactes et pesantes, et se résolvent en larmes contre les parois de mon cœur.

      Et je rapproche de ces scènes récentes les choses anciennes, celles de mon règne, de mon pouvoir sur elle. Minutes incomprises, minutes méconnues, minutes si chères à présent! Riens que je voudrais revivre au prix du restant de ma vie!

      Au jardin du cabaret sur la grand'route de Hollande, mes souvenirs butinent comme des abeilles; mais le miel qu'ils en rapportent tourne à l'amertume.

      C'est une assiettée de soupe au lard que tu mis un soir d'hiver devant ton lendore de frère et que tu plantes à présent devant ton baes fessu, aux cheveux filasses, aux yeux d'enfant, aux bras terribles. Et le chemin bordé de saules, qui me conduisait à ta porte; l'accotement étroit et poudreux, longeant le fossé stagnant, et, par delà les blés, l'éclair d'une faux qui fait lever les sauterelles. Et le soir qui tombe, et la cloche du village qui te fait dire: «Déjà neuf heures!» et la nuit fermée sans un réverbère, sans une lanterne, quand je sors du cabaret. Et nos mains et nos lèvres qui se concertent une dernière fois dans l'ombre, après que tu as poussé les volets....

      Et les longs silences, quand tu te penchais sur ta couture avec, pour les scander, cet éternel: «Oui, Monsieur Jules, ainsi vont les choses de ce monde!»

      O chère bête qui me manque!...

      Dire que je sais même à présent, à quel moment tu soupirais! Dire que tout cela est passé, bien passé; que tu ne me seras jamais plus ce que tu m'as été, que je vieillirai, que je vieillis....

      —Allons, Monsieur Jules, un petit tour de jardin!...

      Ah oui! le Jardin!

       Table des matières

      Au dieu de l'Esprit et de la Discipline

       s'oppose le Dieu de la Nature

       et de l'Ivresse, à la force purifiante,

       la force ogiastique, au grand éducateur

       de l'homme, la grand trouble

       des âmes, l'ardent imitateur des êtres.

      Edouard Schuré.

      Te le rappelles-tu, chère âme, ce dimanche, en Campine, il y a trois ans....

      Nous descendions du tramway à vapeur à Saint-Antoine,—Sinte-Teunis, comme ils disent là-bas, familièrement, en câlinant presque le bénin