à droite, derrière une ferme, puis nous engager, à travers la bruyère, dans un sentier sablonneux menant à cet écart de Zoersel, dont le nom seul, musique de source qui sourd, nous captivait.
Comme nous marchions, allègres, mais taciturnes, non sans nous enliser dans les ravines, la pensée du prosaïque véhicule que nous venions d'abandonner persistait à m'irriter l'esprit. Ainsi le déboire s'attache au palais. Pensée très latente et pressentiment plutôt que sentiment. Fâcheux point de départ, tout de même, car, à propos de ce tramway de malheur, je me remémorai la récente indignation d'un journal très éclairé contre les brutes de la Campine. N'avais-je pas lu quelque chose dans ce genre:
«Savez-vous ce qui arrive maintenant dans nos consciencieuses campagnes? (Consciencieuses, l'épithète y était, et juste, quoique le scribe ne l'eût pas fait exprès.) C'est édifiant. On s'est imaginé que le chemin de fer vicinal est le diable en personne (pourquoi pas?) et l'on oppose tous les obstacles possibles à la construction de son réseau. Tous les jours on signale des actes de mauvais gré, qui vont parfois jusqu'au crime. On accumule sur les voies des troncs d'arbres, d'énormes pierres, et l'on arrache les rails là où on (la-ou-on! la-on-ou!) croit pouvoir le faire sans être surpris. On dérange aussi les aiguilles des excentriques pour provoquer des déraillements; de grands malheurs ont déjà failli arriver.
«Enfin dimanche dernier, deux villageois croyant faire œuvre pie, ont tiré un coup de pistolet sur le machiniste qui fait la navette entre Schilde et Wyneghem. Tous ces faits, qui montrent, sous un jour si révoltant, l'ignorance et la brutalité de nos ruraux, sont attestés par le clérical Phare de l'Escaut qui les déclare dignes de peuplades sauvages. Ce journal ajoute, ce qui est plus caractéristique encore, que ces méfaits se commettent avec la complicité morale de toute la population qui y applaudit.»
La diatribe ne me revint pas intégralement à l'esprit en cheminant dans les varennes hantées par ces pseudo-vandales. Cependant, je parvenais à en reconstituer les principales beautés. Je me répétais ces phrases topiques et les ruminais avec un singulier délice. Ces voltairiennes doléances me rendaient encore plus chère l'atmosphère de cette matinée dominicale au cœur du fruste pays.
D'ailleurs, pour exalter mes amours jusqu'au paroxysme, il me suffit d'imaginer le pire opprobre dont la foule répouvée accablerait mes élus!...
Si je ne te communiquai pas, à mesure qu'elle se développait, cette méditation en quelque sorte apéritive, c'est que je craignais à une méprise de ta part devant l'indéterminé, et peut-être à une injustice, devant l'apparente férocité de ma pensée. Peut-être appréhendai-je que, traduite en paroles, elle ne s'éventât comme un bouquet compliqué et subtil. Pudeur de la très intime pensée! Peur de la voix qui trahit ce que la parole déguise. Silence gardé non par crainte de trop bien se comprendre, mais par crainte de ne pas concerter assez....
Que de circonstances entretinrent et rehaussèrent ces évagations!
A mi-chemin de l'étape une pluie chaude tomba. Trop anodine pour friper ta légère toilette de barège, elle suffit pour mettre en liesse la végétation altérée. L'odeur aromatique et pénétrante que cette aspersion fit sortir des arbres!
Ma ferveur patriale s'en réjouit comme d'une caresse arrachée à ce ciel renfermé et à cette plaine exclusive.
Le pays m'assimilait à ses crânes réfractaires. Il me savait épris de longue date, de la pluie, des glorieuses pluies d'été de la Saint-Médard qui, despotiquement, pourrissent les foins et avarient les moissons, mais qui flattent et satinent les feuillages et allaitent les grands arbres au choc des nuées mamelues.
Ce dimanche faste, lourd d'accalmie, je me sentis presque défaillir de gratitude au parfum réveillé, au parfum vierge des sèves. Les essences pubères, titillées par l'averse, s'efforçaient de précipiter, à forces d'effluves capiteux, les spasmes d'un orage lent à venir. Chaque rideau d'arbre émettait son arome particulier. Dans ce concert, le parfum des chênes était le plus fort; fleur viril de l'hercule des arbres. Les bouleaux expiraient des senteurs moins âcres, moins effrénées. Les pins religieux et continents, trop tentés, trahissaient leurs angoisses par des bouffées d'encens mystique; tandis que bruyères et genévriers, non moins effervescents, se livraient aux abeilles éperdues.
Comme, par ce temps équivoque, pays et paysans étaient corrélatifs! Et ce ciel verdâtre où des quadrilles de nuages s'entraînaient pour la chevauchée décisive ou s'évitaient, avec des feintes de lutteurs qui tardent à en venir aux mains et qui, avant le corps à corps, amusent et exacerbent l'anxiété du tapis! Et, par moments, cet horizon plombé, opaque, tout d'une teinte, traversé d'obliques éclairs et de fallacieux coups de soleil!...
Autant d'annonciateurs des faces mystérieuses, délicieusement énigmatiques, de mes braves bagaudes campinois, de ces faux apathiques aux félins et inquiétants sourires, aux poses languides aux lents regards capons!
Et, plus bas, la verdure mouillée, en sueur, luisait comme après la rixe, l'amour ou la corvée, les roses joues pleines. Et, sourdant du sol, comme d'une croupe fumante, cette vapeur si lourde, si oppressive qu'elle ne montait pas jusqu'aux branches ragaillardies, mais n'ouatait que les broussailles!...
Qui dira jusqu'à quel point, mon aimée, nos sensations se rapprochèrent durant ce houleux silence. Aujourd'hui, je tenterai de te confesser les miennes malgré que je râle et que je suffoque encore en les imaginant:
Te sentant menacée, environnée de désirs hostiles, j'aurais dû t'aimer mieux, n'est-ce pas? Eh bien, non! d'occultes rivaux, d'imminents ravisseurs m'incitaient à je ne sais quelle félonie, à quel partage de mon unique trésor. Je perçus des déclarations bourrues bruissant à tes oreilles, c'était comme si les plus entreprenants te soufflaient leur haleine au visage; les froissements des branches devenaient des attouchements de sylvains. Qu'importe! Je n'en éprouvais aucune jalousie. Nous avancions. Sans m'échauffer tu te blottissais contre moi. A l'entrée de cette sente à travers la chênaye, où les feuillages rapprochaient tellement leurs ramures qu'un char de moissons y avait accroché au passage des épis et des brindilles de foin, tu t'arrêtas net comme si des bras allaient t'étreindre et t'emporter. Je vis ce mouvement mais n'y pris point garde. Je t'entraînai en avant. Plus loin, tu frissonnas à l'alerte d'un écureuil grimpant au faîte d'un sapin. Je ris de tes transes. Depuis ce moment tu semblas te résigner. Ce ne fut plus, jusqu'à notre arrivée à Zoersel, dans ton cœur comme dans le mien, qu'un doux et mystérieux serrement, qu'une angoisse étrangement voluptueuse.
Et ce clocher qui avait eu, tout le temps, l'air de nous conjurer!
Après avoir passé quelques tènements de maisons, au tournant d'un dernier coin qui nous masquait la perspective, nous débouchâmes dans une sorte de carrefour, devant le cimetière, à l'heure où finissait la grand'messe.
Et, brusquement, de tomber sur un attroupement de jeunes blousiers, campés sous un tilleul centenaire pour voir défiler leurs savoureuses paroissiennes, avant de se répandre dans les estaminets....
C'était eux:
Les patauds très entreprenants, ennemis jurés de la ville et des œuvres urbaines, les gaillards exubérants, mais sans aucune urbanité, les réfractaires que nous signalaient, depuis des heures, à la suite du cuistreux journal, le ciel bougon, la campagne haletante, la pluie trop tiède et les sèves exaltées.
Montés en couleur, les pommettes et les oreilles avivées par les ablutions dominicales et le raclage chez le frater, sanglés dans leurs bragues de drap noir bien cati; la casquette de moire rafalée dans le cou, ou posée de travers en éborgnant de la large visière les plus dégingandés de ces farauds; les sarraux bleus empesés, fronçant à l'encolure et ballonnant comme une cloche; mains en poches ou bras croisés; tous calés comme des lutteurs, dans la posture avantageuse et luronne du cochet du village qui se sait la cible des plus convoiteuses œillades de sa paroisse.
La plupart n'arboraient que de naissantes moustaches ou qu'une mouche de poil follet. Il y avait dans ce rassemblement des cadets de seize ans comme des gars de trente; de grands poupards,