Georges Eekhoud

Le cycle patibulaire


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      Une fois qu'il avait simplement menacé un braconnier de profession, quatre de ces gueux l'attendirent la nuit, à l'heure de la ronde, foncèrent sur lui avant qu'il eût eu le temps de prévenir cette ruée, le battirent comme un chien, le dépouillèrent de ses vêtements en ne lui laissant, par ironie, que son képi galonné aux armes des comtes de Thyme, et, l'ayant lié à un arbre, son fusil chargé passé entre ses entraves, ils le laissèrent là, à la merci de la froidure et de la bruine de décembre. Et le matin il lui fallut parlementer longtemps avec les ruraux timorés et méfiants qui se rendaient au marché de la ville, avant qu'ils consentissent à le détacher. Quoiqu'il eût reconnu ses agresseurs sous la suie dont ils s'étaient mâchurés, au grand étonnement de toute la paroisse il s'abstint de porter plainte et fit même son possible pour étouffer l'affaire. Hiep-Hioup ne lui sut aucun gré de cette coupable longanimité et quant à ses agresseurs, ils lui rirent au nez et se vantèrent même en plein cabaret, et devant lui, de cette excellente farce.

      Il continuait pourtant de fuir la maraudeuse, mais sans parvenir à en détacher sa pensée. Et des souvenirs de ses livres du séminaire, des «vies de saints» lues autrefois au réfectoire achevaient de le troubler. Il n'était pas loin de se croire possédé du démon.

      Hiep-Hioup s'était juré de mener au désespoir ce grand blondin si sage et si honnête. Bien décidée à n'être jamais à lui, elle aurait voulu qu'il se rendît à merci, et pour l'assoter, pour exaspérer son désir sournois, elle se livrait au premier venu, de préférence au plus débraillé, au plus misérable.

      Lorsque Jakkè la rencontrait, elle était toujours accrochée à l'encolure d'un de ses galants. Une fois, comme le garde la croisait au tournant d'un sentier, le batteur en grange à qui elle se cramponnait comme la flamme à une branche résineuse, la repoussa d'un poing brutal, en glouton repu qui demande une trêve, ou peut-être, garçon à scrupules, se montrait-il vexé d'être surpris accolé à cette paillarde. Jakkè qui pressait le pas entendit la femme dire au bourru: «Ce n'est pas celui-là qui ferait le dégoûté!» Et de sa voix rauque et stridente, elle héla le fuyard: «Hein, que tu ne dirais pas non! hé! toi! la Sainte-Nitouche?»

      Il passa, stoïque, sans plus lui répondre que les autres fois. Et pourtant il voyait rouge. Des fumées homicides lui brouillaient l'entendement. Tuer l'amant de Hiep-Hioup? Lequel? Celui de la veille ou celui de demain? On ne les comptait plus. Un massacre alors. Presque toute la population mâle du village y eut passé!

      Il cachait sa passion comme un mal innommable; il espérait mourir avant de se déclarer.

      A la vérité aucune preuve n'existait de la toquade que lui attribuaient les bavards de la paroisse et si les commères et les envieux se déclaraient suffisamment renseignés par les allures équivoques du jeune Overmaat, les bonnes âmes doutaient encore d'une folie claironnée seulement par Hiep-Hioup et les mécréants de son espèce.

      Mise au courant par une voisine charitable, la mère Overmaat, la toute première, quoique tourmentée du changement survenu chez son garçon, se refusait à attribuer ses lubies à une passion déshonorante. Elle se fût même fait un reproche de l'interroger sur ces fables. Seulement, elle craignait que ces histoires forgées par des compétiteurs du garde ne vinssent aux oreilles de «leur seigneur».

      Un dimanche de kermesse, Jakkè rencontra Hiep-Hioup à la danse dans le principal cabaret de la paroisse.

      Entourée d'un trio de blousiers, garçons de charrue ou botteleurs fortement éméchés, la noiraude se prêtait aux privautés les plus expansives. Elle sautait à tour de rôle avec l'un de ses compagnons. On demanda un quadrille. Mais comme il n'y avait pas dans l'assistance de femelle assez oublieuse de son bon renom pour faire vis-à-vis à la braconnière, force fut à deux de ses cavaliers de gambiller ensemble. De plus en plus allumés, les trois lurons ne la ménageaient pas: ils la trituraient comme une pâte, la pinçaient à la faire glapir, l'étreignaient avec des contorsions lubriques, puis, feignant l'assouvissement, se la renvoyaient comme un paquet de chair. Les autres danseurs, se souciant peu de se frotter à ces falots, leur laissaient le champ libre, faisaient cercle, et s'ébaudissaient, narquois, égrillards, mais méprisants.

      Avisant Jakkè dans la salle, Hiep-Hioup encouragea ses partenaires à corser encore leur pantomime et elle-même redoubla de laisser-aller; elle gigotait, se pâmait, se renversait entre les bras des maroufles, roulait des yeux hébétés; puis, après une prostration, se dégageait brusquement, galvanisée, se tortillant comme une pouliche en folie.

      Echauffé par plusieurs gouttes de genièvre qu'il avait sifflées coup sur coup, pour noyer ses derniers scrupules, Jakkè profita d'une pause, écarta les regardants, marcha délibérément sur Hiep-Hioup et d'une voix qui démentait l'assurance de sa démarche, il lui demanda la première polka.

      Dans la salle on se trémoussa; on salua ce scandale par d'ironiques bravos. Jamais à la kermesse, en présence des honnêtes filles du village, un gars qui se respectait n'aurait engagé cette perdue. Et voilà que Jakkè Overmaat, le garde des comtes de Thyme, convoité par plus d'une de ces héritières, s'oubliait, se ravalait à ce point! Pas une protestation ne s'éleva. Mais quel anathème dans ces trépignements et ces vivats féroces de la galerie!

      Jakkè n'entendait point le tollé. Déjà, il faisait tourner Hiep-Hioup. Lui, pantelant, ravi, se croyant élu pour de bon; elle, triomphante, mais implacable, heureuse de l'esclandre, savourant la stupeur des honnêtes gens, l'affront infligé aux filles à marier, enchantée surtout de la chute de ces orgueilleux Overmaat.

      Aussi se montra-t-elle presque aimable pour le vaincu. La danse finie, elle accepta de boire à son verre. Pour la valse suivante elle lui donna la préférence sur le plus irrésistible des polissons de tout à l'heure. Toutefois, elle se fit un plaisir cruel de ne pas négliger complètement ces boute-en-train; elle força Jakkè de s'entendre avec eux; ils lui cédèrent leur tour de danse pour quelques verres de bière, pris, en trinquant fraternellement, sur le comptoir. Or, ces jolis galants n'étaient autres que les drilles qui l'avaient si bien arrangé l'hiver d'avant! «Sans rancune?» lui dirent les drôles en choquant leur verre contre le sien. Il dévora sa rage et se prêta à leurs railleuses effusions. Enfin, après lui avoir infligé ces écœurantes humiliations, la guenipe se fit prier et supplier, avant de lui permettre de la reconduire.

      En route, dès qu'ils se trouvèrent assez loin de la salle de bal, il voulut l'embrasser et la lutiner à son tour. La nuit de juillet dans laquelle les meules de foin exhalaient leurs senteurs poivrées, aiguillonnait son morne désir. Hiep-Hioup lui donna sur les doigts et, comme il continuait de la chiffonner, elle le souffleta.

      —Tu te laisses bien toucher par les autres, des pouilleux, des crapules!

      Il les énumérait avec jalousie.

      Sa fureur rentrée, son humeur refoulée rompait les digues. Elle, très calme, le défiait et le matait encore.

      —Tout beau, mon petit! Des va-nu-pieds, des vauriens, dis-tu! S'ils t'entendaient! Et n'as-tu pas honte de disputer leur seule possession à ces récidivistes! Ah! tu les méprises! Ils ne valent pas moins que moi pourtant. Tu fais le fier, toi, raison de plus pour moi, de te tenir à distance. Je les console, ils n'ont que moi. Toi, tu pourrais les avoir toutes; toutes celles qui leur crachent dessus et leur tournent le dos.... Eh bien, au contraire, moi j'en veux de ces gaillards, et ne veux pas de leurs tourmenteurs, et ne te prendrai jamais, entends-tu bien? Je me régale de ces pauvres bougres; et toi, leur ennemi, tu me dégoûtes!

      Alors il changea de tactique, s'abaissa jusqu'à mêler le sentiment à cette aberration charnelle. Il s'offrait de l'aimer toujours. Il lui procurerait un logis plus décent et pourvoirait à son existence. Elle serait heureuse elle verrait.... Pourquoi n'essayait-elle pas? Plus il se montrait tendre, plus elle ricanait et lui chantait turlutaine.

      On avait dû les suivre, on les épiait, car lorsqu'il élevait la voix, des rires mal étouffés et des chuchotements moqueurs faisaient écho, dans les taillis, à l'hilarité de la coquine. Un chœur invisible reprenait le crispant refrain.

      Ils