Jules Verne

Aventures du Capitaine Hatteras


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pris par les glaces pendant plusieurs semaines.

      La forme bizarre du Pouce-du-Diable, les environs déserts et désolés, de vastes cirques d'ice-bergs dont quelques-uns dépassaient trois cents pieds de hauteur, les craquements des glaçons que l'écho reproduisait d'une façon sinistre, tout rendait effroyablement triste la position du Forward. Shandon comprit qu'il fallait le tirer de là et le conduire plus loin; vingt-quatre heures après, suivant son estime, il avait pu s'écarter de cette côte funeste de deux milles environ. Mais ce n'était pas assez. Shandon se sentait envahir par la crainte, et la situation fausse où il se trouvait paralysait son énergie; pour obéir à ses instructions et se porter en avant, il avait jeté son navire dans une situation excessivement périlleuse; le halage mettait les hommes sur les dents; il fallait plus de trois heures pour creuser un canal de vingt pieds de long dans une glace qui avait communément de quatre à cinq pieds d'épaisseur; la santé de l'équipage menaçait déjà de s'altérer. Shandon s'étonnait du silence de ses hommes et de leur dévouement inaccoutumé; mais il craignait que ce calme ne précédât quelque orage prochain.

      On peut donc juger de la pénible surprise, du désappointement, du désespoir même qui s'empara de son esprit, quand il s'aperçut que, par suite d'un mouvement insensible de l'ice-field, le Forward reperdait pendant la nuit du 18 au 19 tout ce qu'il avait gagné au prix de tant de fatigues; le samedi matin, il se retrouvait en face du Pouce-du-Diable, toujours menaçant, et dans une situation plus critique encore; les ice-bergs se multipliaient et passaient comme des fantômes dans le brouillard.

      Shandon fut complètement démoralisé; il faut dire que l'effroi passa dans le coeur de cet homme intrépide et dans celui de son équipage. Shandon avait entendu parler de la disparition du chien; mais il n'osa pas punir les coupables; il eût craint de provoquer une révolte.

      Le temps fut horrible pendant cette journée; la neige, soulevée en épais tourbillons, enveloppait le brick d'un voile impénétrable; parfois, sous l'action de l'ouragan, le brouillard se déchirait, et l'oeil effrayé apercevait du côté de la terre ce Pouce-du-Diable dressé comme un spectre.

      Le Forward ancré sur un immense glaçon, il n'y avait plus rien à faire, rien à tenter; l'obscurité s'accroissait, et l'homme de la barre n'eût pas aperçu James Wall qui faisait son quart à l'avant.

      Shandon se retira dans sa cabine en proie à d'incessantes inquiétudes; le docteur mettait en ordre ses notes de voyage; des hommes de l'équipage, moitié restait sur le pont, et moitié dans la salle commune.

      A un moment où l'ouragan redoubla de violence, le Pouce-du-Diable sembla se dresser démesurément au milieu du brouillard déchiré.

      «Grand Dieu! s'écria Simpson en reculant avec effroi.

      —Qu'est-ce donc?» dit Foker.

      Aussitôt les exclamations s'élevèrent de toutes parts.

      «Il va nous écraser!

      —Nous sommes perdus!

      —Monsieur Wall! monsieur Wall!

      —C'est fait de nous!

      —Commandant! commandant!»

      Ces cris étaient simultanément proférés par les hommes de quart.

      Wall se précipita vers le gaillard d'arrière; Shandon, suivi du docteur, s'élança sur le pont, et regarda.

      Au milieu du brouillard entr'ouvert, le Pouce-du-Diable paraissait s'être subitement rapproché du brick; il semblait avoir grandi d'une façon fantastique; à son sommet se dressait un second cône renversé et pivotant sur sa pointe; il menaçait d'écraser le navire de sa masse énorme; il oscillait, prêt à s'abattre. C'était un spectacle effrayant. Chacun recula instinctivement, et plusieurs matelots, se jetant sur la glace, abandonnèrent le navire.

      «Que personne ne bouge! s'écria le commandant d'une voix sévère; chacun à son poste!

      —Eh, mes amis, ne craignez rien, dit le docteur; il n'y a pas de danger! Voyez, commandant, voyez, monsieur Wall, c'est un effet de mirage, et pas autre chose!

      —Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répliqua maître Johnson; ces ignorants se sont laissé intimider par une ombre.»

      Après les paroles du docteur, la plupart des matelots s'étaient rapprochés, et de la crainte passaient à l'admiration de ce merveilleux phénomène, qui ne tarda pas à s'effacer.

      «Ils appellent cela du mirage, dit Clifton; eh bien, le diable est pour quelque chose là dedans, vous pouvez m'en croire!

      —C'est sûr,» lui répondit Gripper.

      Mais le brouillard, en s'entr'ouvrant, avait montré aux yeux du commandant une passe immense et libre qu'il ne soupçonnait pas; elle tendait à l'écarter de la côte; il résolut de profiter sans délai de cette chance favorable; les hommes furent disposés de chaque côté du chenal; des aussières leurs furent tendues, et ils commencèrent à remorquer le navire dans la direction du nord.

      Pendant de longues heures cette manoeuvre fut exécutée avec ardeur, quoique en silence; Shandon avait fait rallumer les fourneaux pour profiter de ce chenal si merveilleusement découvert.

      «C'est un hasard providentiel, dit-il à Johnson, et si nous pouvons gagner seulement quelques milles, peut-être serons-nous à bout de nos peines! Monsieur Brunton, activez le feu; dès que la pression sera suffisante, vous me ferez prévenir. En attendant, que nos hommes redoublent de courage; ce sera autant de gagné. Ils ont hâte de s'éloigner du Pouce-du-Diable! eh bien! nous profiterons de leurs bonnes dispositions.»

      Tout d'un coup, la marche du brick fut brusquement suspendue.

      «Qu'y-a-t-il, demanda Shandon? Wall, est-ce que nous avons cassé nos remorques?

      —Mais non, commandant, répondit Wall, en se penchant au-dessus du bastingage! hé! voilà les hommes qui rebroussent chemin; ils grimpent sur le navire; ils ont l'air en proie à une étrange frayeur!

      —Qu'est-ce donc? s'écria Shandon, en se précipitant à l'avant du brick.

      —A bord! à bord!» s'écriaient les matelots avec l'accent de la plus vive terreur.

      Shandon regarda dans la direction du nord, et frissonna malgré lui.

      Un animal étrange, aux mouvements effrayants, dont la langue fumante sortait d'une gueule énorme, bondissait à une encablure de navire; il paraissait avoir plus de vingt pieds de haut; ses poils se hérissaient; il poursuivait les matelots, se mettant en arrêt sur eux, tandis que sa queue formidable, longue de dix pieds, balayait la neige et la soulevait en épais tourbillons. La vue d'un pareil monstre glaça d'effroi les plus intrépides.

      «C'est un ours énorme, disait l'un.

      —C'est la bête du Gévaudan!

      —C'est le lion de l'Apocalypse!»

      Shandon courut dans sa cabine prendre un fusil toujours chargé; le docteur sauta sur ses armes, et se tint prêt à faire feu sur cet animal qui par ses dimensions rappelait les quadrupèdes antédiluviens.

      Il approchait, en faisant des bonds immenses; Shandon et le docteur firent feu en même temps, et soudain, la détonation de leur armes, ébranlant les couches de l'atmosphère, produisit un effet inattendu.

      Le docteur regarda avec attention, et ne put s'empêcher d'éclater de rire.

      «La réfraction! dit-il.

      —La réfraction!» s'écria Shandon.

      Mais une exclamation terrible de l'équipage les interrompit.

      «Le chien! fit Clifton.

      —Le dog-captain! répétèrent ses camarades.

      —Lui! s'écria Pen, toujours lui!»

      En effet, c'était lui qui, brisant ses liens,