«Shandon, dit celui-ci à son second, faites ranger l'équipage; je vais le passer en revue.»
Shandon obéit, et donna ses ordres d'une voix altérée. Le capitaine s'avança au-devant de ses officiers et de ses matelots, disant à chacun ce qu'il convenait de lui dire, et le traitant selon sa conduite passée.
Quand il eut fini son inspection, il remonta sur la dunette, et d'une voix calme, il prononça les paroles suivantes:
«Officiers et matelots, je suis un Anglais, comme vous, et ma devise est celle de l'amiral Nelson:
«L'Angleterre attend que chacun fasse son devoir[1].
[1] «England expects every one to make his duty.»
«Comme Anglais, je ne veux pas, nous ne voulons pas que de plus hardis aillent là où nous n'aurions pas été. Comme Anglais, je ne souffrirai pas, nous ne souffrirons pas que d'autres aient la gloire de s'élever plus au nord. Si jamais pied humain doit fouler la terre du pôle, il faut que ce soit le pied d'un Anglais! Voici le pavillon de notre pays. J'ai armé ce navire, j'ai consacré ma fortune à cette entreprise, j'y consacrerai ma vie et la vôtre, mais ce pavillon flottera sur le pôle boréal du monde. Ayez confiance. Une somme de mille livres sterling[1] vous sera acquise par chaque degré que nous gagnerons dans le nord à partir de ce jour. Or, nous sommes par le soixante-douzième, et il y en a quatre-vingt-dix. Comptez. Mon nom d'ailleurs vous répondra de moi. Il signifie énergie et patriotisme. Je suis le capitaine Hatteras!
[1] 25,000 francs.
—Le capitaine Hatteras!» s'écria Shandon.
Et ce nom, bien connu du marin anglais, courut sourdement parmi l'équipage.
«Maintenant, reprit Hatteras, que le brick soit ancré sur les glaçons; que les fourneaux s'éteignent, et que chacun retourne à ses travaux habituels. Shandon, j'ai à vous entretenir des affaires du bord. Vous me rejoindrez dans ma cabine, avec le docteur, Wall et le maître d'équipage. Johnson, faites rompre les rangs.»
Hatteras, calme et froid, quitta tranquillement la dunette, pendant que Shandon faisait assurer le brick sur ses ancres.
Qu'était donc cet Hatteras, et pourquoi son nom faisait-il une si terrible impression sur l'équipage?
John Hatteras, le fils unique d'un brasseur de Londres, mort six fois millionnaire en 1852, embrassa, jeune encore, la carrière maritime, malgré la brillante fortune qui l'attendait. Non qu'il fût poussé à cela par la vocation du commerce, mais l'instinct des découvertes géographiques le tenait au coeur; il rêva toujours de poser le pied là où personne ne l'eût posé encore.
A vingt ans déjà, il possédait la constitution vigoureuse des hommes maigres et sanguins: une figure énergique, à lignes géométriquement arrêtées, un front élevé et perpendiculaire au plan des yeux, ceux-ci beaux, mais froids, des lèvres minces dessinant une bouche avare de paroles, une taille moyenne, des membres solidement articulés et mus par des muscles de fer, formaient l'ensemble d'un homme doué d'un tempérament à toute épreuve. A le voir, on le sentait audacieux, à l'entendre, froidement passionné; c'était un caractère à ne jamais reculer, et prêt à jouer la vie des autres avec autant de conviction que la sienne. Il fallait donc y regarder à deux fois avant de le suivre dans ses entreprises.
John Hatteras portait haut la fierté anglaise, et ce fut lui qui fit un jour à un Français cette orgueilleuse réponse:
Le Français disait devant lui avec ce qu'il supposait être de la politesse, et même de l'amabilité:
«Si je n'étais Français, je voudrais être Anglais.
—Si je n'étais Anglais, moi, répondit Hatteras, je voudrais être
Anglais!»
On peut juger l'homme par la réponse.
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