Jules Verne

Aventures du Capitaine Hatteras


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répondit Shandon qui rejoignit les deux interlocuteurs; c'est un bon bâtiment, et j'avoue que jamais navire destiné à une navigation dans les glaces n'aura été mieux pourvu et mieux équipé. Cela me rappelle qu'il y a trente ans passés le capitaine James Ross allant chercher le passage du Nord-Ouest…

      —Montait la Victoire, dit vivement le docteur, brick d'un tonnage à peu près égal au nôtre, également muni d'une machine à vapeur…

      —Comment! vous savez cela?

      —Jugez-en, repartit le docteur; alors les machines étaient encore dans l'enfance de l'art, et celle de la Victoire lui causa plus d'un retard préjudiciable; le capitaine James Ross, après l'avoir réparée vainement pièce par pièce, finit par la démonter, et l'abandonna à son premier hivernage.

      —Diable! fit Shandon; vous êtes au courant, je le vois.

      —Que voulez-vous? reprit le docteur; à force de tire, j'ai lu les ouvrages de Parry, de Ross, de Franklin, les rapports de MacClure, de Kennedy, de Kane, de MacClintock, et il m'en est resté quelque chose. J'ajouterai même que ce MacClintock, à bord du Fox, brick à hélice dans le genre du nôtre, est allé plus facilement et plus directement à son but que tous ses devanciers.

      —Cela est parfaitement vrai, répondit Shandon; c'est un hardi marin que ce MacClintock; je l'ai vu à l'oeuvre; vous pouvez ajouter que comme lui nous nous trouverons dès le mois d'avril dans le détroit de Davis, et, si nous parvenons à franchir les glaces, notre voyage sera considérablement avancé.

      —A moins, repartit le docteur, qu'il ne nous arrive comme au Fox, en 1857, d'être pris dès la première année par les glaces du nord de la mer de Baffin, et d'hiverner au milieu de la banquise.

      —Il faut espérer que nous serons plus heureux, monsieur Shandon, répondit maître Johnson; et si avec un bâtiment comme le Forward on ne va pas où l'on veut, il faut y renoncer à jamais.

      —D'ailleurs, reprit le docteur, si le capitaine est à bord, il saura mieux que nous ce qu'il faudra faire, et d'autant plus que nous l'ignorons complètement; car sa lettre, singulièrement laconique, ne nous permet pas de deviner le but du voyage.

      —C'est déjà beaucoup, répondit Shandon assez vivement, de connaître la route à suivre, et maintenant, pendant un bon mois, j'imagine, nous pouvons nous passer de l'intervention surnaturelle de cet inconnu et de ses instructions. D'ailleurs, vous savez mon opinion sur son compte.

      —Hé! hé! fit le docteur; je croyais comme vous que cet homme vous laisserait le commandement du navire, et ne viendrait jamais à bord; mais….

      —Mais? répliqua Shandon avec une certaine contrariété.

      —Mais, depuis l'arrivée de sa seconde lettre, j'ai du modifier mes idées à cet égard.

      —Et pourquoi cela, docteur?

      —Parce que si cette lettre vous indique la route à suivre, elle ne vous fait pas connaître la destination du Forward; or, il faut bien savoir où l'on va. Le moyen, je vous le demande, qu'une troisième lettre vous parvienne, puisque nous voilà en pleine mer! Sur les terres du Groënland, le service de la poste doit laisser à désirer. Voyez-vous, Shandon, j'imagine que ce gaillard-là nous attend dans quelque établissement danois, à Hosteinborg ou Uppernawik; il aura été là compléter sa cargaison de peaux de phoques, acheter ses traîneaux et ses chiens, en un mot, réunir tout l'attirail que comporte un voyage dans les mers arctiques. Je serai donc peu surpris de le voir un beau matin sortir de sa cabine, et commander la manoeuvre de la façon la moins surnaturelle du monde.

      —Possible, répondit Shandon d'un ton sec; mais, en attendant, le vent fraîchit, et il n'est pas prudent de risquer ses perroquets par un temps pareil.»

      Shandon quitta le docteur et donna l'ordre de carguer les voiles hautes.

      «Il y tient, dit le docteur au maître d'équipage.

      —Oui, répondit ce dernier, et cela est fâcheux, car vous pourriez bien avoir raison, monsieur Clawbonny.»

      Le samedi vers le soir, le Forward doubla le mull[1] de Galloway, dont le phare fut relevé dans le nord-est; pendant la nuit, on laissait le mull de Cantyre au nord, et à l'est le cap Fair sur la côte d'Irlande. Vers les trois heures du matin, le brick, prolongeant l'île Rathlin sur sa hanche de tribord, débouquait par le canal du Nord dans l'Océan.

      [1] Promontoire.

      C'était le dimanche, 8 avril; les Anglais, et surtout les matelots, sont fort observateurs de ce jour; aussi la lecture de la Bible, dont le docteur se chargea volontiers, occupa une partie de la matinée.

      Le vent tournait alors à l'ouragan et tendait à rejeter le brick sur la côte d'Irlande; les vagues furent très-fortes, le roulis très-dur. Si le docteur n'eut pas le mal de mer, c'est qu'il ne voulut pas l'avoir, car rien n'était plus facile. A midi, le cap Malinhead disparaissait dans le sud; ce fut la dernière terre d'Europe que ces hardis marins dussent apercevoir, et plus d'un la regarda longtemps, qui sans doute ne devait jamais la revoir.

      La latitude par observation était alors de 55°57', et la longitude, d'après les chronomètres 7°40'[1].

      [1] Au méridien de Greenwich.

      L'ouragan se calma vers les neuf heures du soir; le Forward, bon voilier, maintint sa route au nord-ouest. On put juger pendant cette journée de ses qualités marines; suivant la remarque des connaisseurs de Liverpool, c'était avant tout un navire à voile.

      Pendant les jours suivants, le Forward gagna rapidement dans le nord-ouest; le vent passa dans le sud, et la mer fut prise d'une grosse houle. Le brick naviguait alors sous pleine voilure. Quelques pétrels et des puffins vinrent voltiger au-dessus de la dunette; le docteur tua fort adroitement l'un de ces derniers, qui tomba heureusement à bord.

      Simpson, le harponneur, s'en empara, et le rapporta à son propriétaire.

      «Un vilain gibier, monsieur Clawbonny, dit-il.

      —Qui fera un excellent repas, au contraire, mon ami!

      —Quoi! vous allez manger cela?

      —Et vous en goûterez, mon brave, fit le docteur en riant.

      —Pouah! répliqua Simpson; mais c'est huileux et rance comme tous les oiseaux de mer.

      —Bon! répliqua le docteur; j'ai une manière à moi d'accommoder ce gibier là, et si vous le reconnaissez après pour un oiseau de mer, je consens à ne plus en tuer un seul de ma vie.

      —Vous êtes donc cuisinier, monsieur Clawbonny? demanda Johnson.

      —Un savant doit savoir un peu de tout.

      —Alors, défie-toi, Simpson, répondit le maître d'équipage; le docteur est un habile homme, et il va nous faire prendre ce puffin pour une groose[1] du meilleur goût.»

      [1] Sorte de perdrix.

      Le fait est que le docteur eut complètement raison de son volatile; il enleva habilement la graisse qui est située tout entière sous la peau, principalement sur les hanches, et avec elle disparut cette rancidité et cette odeur de poisson dont on a parfaitement le droit de se plaindre dans un oiseau. Ainsi préparé, le puffin fut déclaré excellent, et par Simpson lui-même.

      Pendant le dernier ouragan, Richard Shandon s'était rendu compte des qualités de son équipage; il avait analysé ses hommes un à un, comme doit le faire tout commandant qui veut parer aux dangers de l'avenir; il savait sur quoi compter.

      James Wall, officier tout dévoué à Richard, comprenait bien, exécutait bien, mais il pouvait manquer d'initiative; au troisième rang, il se trouvait à sa place.

      Johnson, rompu aux luttes de la mer, et vieux routier de l'océan

       Arctique, n'avait rien à apprendre en fait de sang-froid et d'audace.

      Simpson,