je l'ai su depuis, que je n'y assistasse point, afin sans doute d'épargner la sensibilité de celle qui devenait sa femme. Mon Dieu! comme ma tante Louise, malgré sa surveillance d'elle-même, avait des larmes au bord de ses yeux bruns lorsqu'elle m'emmena dans le fond du jardin, où mon père avait joué, enfant comme moi. Les teintes dorées du mois de septembre commençaient à s'étendre sur le feuillage des arbres. Le berceau sous lequel nous nous assîmes était garni d'une vigne dont les raisins, déjà presque blonds, attiraient un vol bourdonnant de guêpes. Ma tante prit mes deux mains dans les siennes et commença:
—André, j'ai à te faire part d'une grande nouvelle.
Je la regardai avec anxiété. De la secousse que m'avait infligée l'affreux événement, il me restait une sorte de susceptibilité nerveuse. Pour la moindre surprise, mon cœur battait à me faire mal.
—Ta mère se remarie, dit simplement la vieille fille, à laquelle mon trouble ne put échapper.
Chose étrange, cette phrase ne me causa pas tout de suite l'impression que mon regard de tout à l'heure aurait fait prévoir. À l'accent de ma tante, j'avais pensé qu'elle allait m'apprendre une maladie de maman ou sa mort. Mon imagination frappée avait de ces peurs. Ce fut donc avec un certain calme que je répondis:
—Avec qui?
—Tu ne devines pas? demanda ma tante.
—Avec M. Termonde? fis-je brusquement.
Encore aujourd'hui, je ne me rends pas compte des raisons qui me poussèrent ce nom aux lèvres, comme cela, tout de suite. Sans doute M. Termonde était venu souvent chez nous depuis le veuvage de ma mère. Mais n'y venait-il pas autant, sinon davantage, avant que ma mère ne fût veuve? Ne s'était-il pas occupé du détail de nos affaires avec une fidélité que je comprenais dès lors être bien rare? Et pourquoi la nouvelle de son mariage avec ma mère m'apparaissait-elle tout d'un coup comme plus triste que si elle eût épousé n'importe quel autre? C'est la sensation contraire qui aurait dû se produire, semblait-il. Je connaissais cet homme depuis si longtemps. Il m'avait beaucoup gâté autrefois, et il me gâtait encore. Mes plus beaux jouets m'étaient venus de lui, et mes plus beaux livres,—un merveilleux cheval de bois quand j'avais sept ans, qui marchait avec une mécanique; avais-je assez amusé mon pauvre père en lui disant de ce cheval qu'il était «deux fois pur sang»?—le Don Quichotte, de Gustave Doré, cette année même, et sans cesse quelque nouveau cadeau. Et cependant, je ne me sentais plus en sa présence le cœur ouvert comme jadis. Quand ce malaise avait-il commencé? Je n'aurais pu le dire; mais je le trouvais trop souvent entre ma mère et moi. J'en étais jaloux, pour tout avouer, de cette jalousie inconsciente des enfants, qui me faisait, quand il était dans la chambre, prodiguer les caresses à maman pour mieux lui montrer qu'elle était ma mère et qu'elle ne lui était rien, à lui. Avait-il reconnu ce sentiment?... Qui sait? L'avait-il partagé? Toujours est-il que je trouvais maintenant dans son regard, malgré sa voix toujours flatteuse et ses manières toujours polies, une antipathie pareille à la mienne. À l'âge que j'avais, l'instinct ne se trompe guère sur ces impressions-là. C'était bien de quoi expliquer le petit frisson qui me saisit à prononcer son nom. Mais, à ce frisson et au cri que j'avais jeté, je vis ma tante tressaillir.
—Avec M. Termonde, fit-elle, oui, c'est vrai; mais pourquoi as-tu pensé à lui tout de suite?... Et, me regardant jusqu'au fond des yeux, elle me dit, à voix basse, comme si elle avait eu honte de poser une question semblable à un enfant:
—Que sais-tu?
À ces mots, et sans autre motif qu'une espèce d'énervement presque maladif auquel j'étais en proie depuis la mort de mon père, je me mis à fondre en larmes.—Des crises pareilles me prenaient quelquefois, tout seul, enfermé dans ma chambre, le verrou tiré, victime d'une angoisse dont je ne pouvais pas triompher, et comme à l'approche d'un danger. Je prévoyais d'avance les pires accidents: par exemple, que ma mère allait être assassinée comme mon père, et moi ensuite, et j'épiais sous tous les meubles. Quand je me promenais avec un domestique, il m'arrivait de me demander si cet homme n'était pas complice du mystérieux criminel et chargé de me conduire à lui, ou tout au moins de me perdre. Mon imagination, trop excitée, me dominait. Je me voyais échappant au complot, et, pour mieux m'y dérober, gagnant Compiègne. Aurais-je assez d'argent? Et je me disais qu'il serait possible de vendre ma montre à un vieil horloger que je regardais, en allant au lycée, travailler, sa loupe contre son œil droit, derrière la vitre d'une petite échoppe. Triste puissance de prévoir le pire qui m'a ainsi empoisonné tant d'heures inoffensives de mon enfance!—C'était elle encore qui me faisait à ce moment, et sous la tonnelle de ce jardin d'automne, éclater en sanglots tandis que ma tante me demandait de lui dire ce que j'avais sur le cœur contre M. Termonde. Le plus douloureux de mes griefs d'alors, je le lui contai, la tête appuyée contre son épaule, et ce grief résumait tous les autres. Il y avait de cela deux mois à peine. Je revenais du collège, vers les cinq heures, contre l'habitude parfaitement gai. Le professeur, comme il arrivait dans les dernières classes de l'année, nous avait fait une lecture divertissante, et j'avais reçu de sa bouche, à la sortie, des compliments sur mes compositions de prix. Quelle bonne nouvelle à rapporter chez nous et qui me vaudrait un baiser plus tendre! Je me précipitai, aussitôt mes cahiers déposés et mes mains lavées sagement, vers le petit salon où se tenait ma mère. J'entrai sans frapper, avec tant de vivacité qu'elle poussa un léger cri lorsque je m'élançai vers elle pour l'embrasser. Elle était debout contre la cheminée, toute pâle, et M. Termonde auprès d'elle, debout aussi, qui me saisit par le bras, pour m'écarter.
—Ah! disait ma mère, que tu m'as fait peur!...
—Est-ce que c'est une manière d'entrer dans un salon? reprit, de son côté, M. Termonde.
Sa voix s'était faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il m'avait serré assez fort pour que, le soir, j'eusse trouvé une marque noire à la place où ses doigts m'avaient étreint. Ce ne fut ni cette phrase insolente ni la souffrance de cette étreinte qui me firent demeurer comme stupide et le cœur oppressé. Non, mais d'entendre ma mère qui répondait:
—Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...
Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une timidité singulière, presque une supplication adressée à cet homme qui fronçait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme impatient de ma présence. De quel droit m'avait-il parlé en maître et chez nous, lui, un étranger? Pourquoi avait-il porté la main sur moi, si légèrement que ce fût? Oui, de quel droit? Est-ce que j'étais son fils ou son élève? Pourquoi ma mère ne me défendait-elle pas contre lui? Même si j'étais fautif, je ne l'étais qu'envers elle. Un accès de colère s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M. Termonde, comme une bête, de le griffer au visage et de le mordre. Je le regardai avec rage, et aussi ma mère, et je m'en allai de la chambre, sans rien répondre. J'étais boudeur, défaut douloureux qui tenait à mon excessive et presque morbide sensibilité. Toutes mes émotions s'exagéraient, en sorte que je me fâchais pour des riens, et que de revenir m'était un supplice. L'impression de la honte à dompter était trop forte. Même mon père avait eu beaucoup de peine à triompher autrefois de ces accès de susceptibilité blessée, durant lesquelles je luttais contre mes propres attendrissements avec une colère froide et contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me connaissais cette infirmité morale, et, avec la bonne foi d'un enfant très honnête, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation que M. Termonde, au moment où je sortais de la chambre, dît à ma mère:
—En voilà pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caractère vraiment insupportable...
Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur à le démentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple scène m'avait trop profondément ulcéré pour que je l'eusse oubliée, et voici que tout mon ressentiment se réveillait à mesure que je faisais ce récit à ma tante. Hélas! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y trompait pas. C'était toute l'histoire de ma jeunesse que cette scène puérile et