Paul Bourget

André Cornélis


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à ma tante Louise, que lui ai-je fait?...

      —Calme-toi, répondait l'excellente fille; tu es là, comme ton pauvre père, à outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, tâche d'être gentil pour lui, à cause de ta mère, de ne pas t'abandonner à ces violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.

      C'était si simple qu'elle me parlât de la sorte, et cependant son insistance me parut un peu étrange, dès ce moment-là. Je ne sais pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma réponse à sa question: «Que sais-tu?» Elle voulait m'apaiser, et elle augmenta encore l'appréhension où j'étais de l'usurpateur,—ainsi je l'appelai depuis,—par le léger tremblement qu'elle avait dans la voix lorsqu'elle en parlait.

      —Il faut que tu leur écrives dès ce soir, dit-elle enfin.

      Leur écrire! Cette simple formule me fit mal. Ils étaient unis. Jamais, jamais je ne pourrais plus penser à l'un sans penser à l'autre.

      —Et vous? demandai-je à ma tante.

      —J'ai déjà écrit, répondit-elle.

      —Et quand se fait le mariage?

      —Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis à peine.

      —Et où? demandai-je de nouveau après un silence.

      —À la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de suite:—Ils ont préféré que tu n'y fusses pas, pour ne pas déranger tes vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te voir à Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-là... Sois doux, ajouta-t-elle, et va écrire.

      J'avais bien d'autres questions à lui poser, bien d'autres larmes à répandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard, j'étais assis dans le salon de la bonne et chère tante, et à son bureau. Que j'aimais cette pièce du rez-de-chaussée qu'une porte-fenêtre séparait du jardin! C'était une chambre tapissée de souvenirs. À côté du secrétaire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aimés et qui étaient morts. Que ce petit coin funèbre remuait doucement ma rêverie! Il y avait là une miniature coloriée, représentant mon arrière-grand'mère, la mère de mon aïeule, en costume du Directoire, avec une taille courte et des cheveux à la Prudhon. Il y avait encore mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et important visage à toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M. Thiers! Il y avait mon grand-père paternel avec sa rude physionomie de parvenu,—et mon père à tous les âges. Plusieurs de ces portraits, déjà très anciens, avaient été faits au daguerréotype; la lumière qui jouait sur les plaques à demi effacées rendait difficile de bien distinguer tous les traits. Une bibliothèque basse régnait un peu plus loin, où je retrouvais tous les livres de prix de mon père, gardés pieusement. Mon Dieu! comme je me sentais protégé par les portières en velours vert traversées de longues bandes de tapisseries,—chef-d'œuvre de ma tante,—qui tombaient à gros plis sur les portes! Comme je regardais avec complaisance le tapis aux nuances passées, dont j'avais, tout petit, voulu cueillir les fleurs! C'était une des légendes de ma première enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on chérit et qui lui font sentir combien les moindres détails de son existence ont été regardés, compris, aimés. J'ai touché plus tard la glace de l'indifférence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux formes démodées, comme je l'aimais, avec son visage où je ne lisais que tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du bien à une place mystérieuse de mon âme! Je la sentais si voisine de moi par la seule ressemblance avec mon père,—et ce jour-là davantage encore,—si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis à écrire ma lettre de félicitations adressée au pire ennemi que je me connusse au monde.—Et ce fut la seconde date ineffaçable de ma vie.

       Table des matières

      Ineffaçables? Oui, ces deux dates le sont demeurées, et elles seules... Lorsque je reviens en arrière, toujours et toujours je me heurte à elles. Mon père assassiné, ma mère remariée, ces deux idées ont si longtemps pesé sur mon cœur. Les autres enfants ont des âmes mobiles, souples et qui se prêtent à toutes les sensations. Ils se donnent en entier à la minute présente. Ils vont, ils viennent d'une gaieté à une peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont éprouvé le matin, nouveaux à tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes deux souvenirs réapparaissaient sans cesse devant ma pensée. Une hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du lit au pied duquel pleurait ma mère,—ou bien j'entendais la voix de ma tante, m'annonçant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de l'après-midi de septembre. Puis j'éprouvais, comme alors, l'impression de déchirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien cruelle, combien inguérissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye à retrouver l'histoire de mon âme, de l'André Cornélis véritable et solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces deux-là, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons frappées de cette foudre. Par delà toutes les images qui assiègent ma mémoire me représentant celui que je fus, durant mes longues années d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journées de malheur que j'aperçois en arrière. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne horizon d'un plus morne pays...

      Quelles images?... Une grande cour plantée d'arbres anciens, des enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres jaunis, ou se promènent avec des airs de petites créatures abandonnées... C'est le préau du lycée de Versailles. Les écoliers joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exilés, sont les nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma tante me disait le mariage de ma mère, et déjà ma vie est toute changée. À mon retour des vacances, il a été décidé que j'entrerais comme interne au collège. Ma mère et mon beau-père entreprennent un voyage en Italie qui durera jusqu'à l'été. M'emmener? Il n'en a pas été question une seconde. Me laisser externe à Bonaparte sous la surveillance de ma tante qui viendrait s'établir à Paris? Ma mère a proposé ce moyen, que mon beau-père a repoussé tout de suite avec des arguments trop raisonnables. Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes à une vieille fille? Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui façonne les caractères?

      —Et il a besoin de cette école, a-t-il ajouté en me regardant avec des yeux froids, comme au moment où il m'a serré le bras si fort. Bref, on a résolu que je serais pensionnaire, mais pas dans un collège de Paris.

      —L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-père.

      Pourquoi ne lui sais-je aucun gré du souci qu'il semble prendre de ma santé? Je ne prévois pourtant guère ce qu'il prévoit déjà, lui, l'homme qui veut m'écarter à jamais de ma mère, qu'il sera plus aisé de me laisser interne dans un collège situé hors de la ville, quand ils reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui suffit pas d'énoncer une volonté pour que Mme Termonde lui obéisse? Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, à elle, lui dire «tu», de même qu'à mon père! Et je pense à mes rentrées d'autrefois lorsque je commençais mes classes à Bonaparte, et que ce pauvre père m'aidait à mes devoirs. C'est mon beau-père qui m'a conduit au lycée, hier dans l'après-midi. C'est lui qui m'a présenté au proviseur, un maigre et long bonhomme à tête chauve qui m'a tapé sur la joue en me disant:

      —Ah! il vient de Bonaparte... le collège des muscadins...

      J'ai eu, le soir même, la curiosité de chercher ce mot