allait donc mourir.
Cependant mame Toinon, qui avait un peu perdu de vue le sort de son client, le pauvre marquis de Vilers, et qui n'était venue à l'Opéra que pour s'y amuser très consciencieusement, mame Toinon, disons-nous, s'était longtemps complue à écouter les paroles du beau mousquetaire, qui persistait à la considérer comme une femme de qualité.
Mais, au bout d'une demi-heure, après avoir dansé et valsé, la costumière se prit à songer à Tony.
Où était-il?
Elle le chercha longtemps à travers le bal, et, pour la première fois peut-être, elle éprouva un bizarre sentiment de jalousie.
—Comment!... Le bambin, se dit-elle, oserait-il s'amuser sans moi?
Et, parcourant les salles, elle inspecta les groupes et les coins. Nous savons qu'en ce moment Tony était sur le point de partager le sort du marquis de Vilers.
Tout à coup, arrivée sur le lieu même où avait eu lieu la provocation, elle vit et entendit quantité de gens qui, avec force gestes, se racontaient et interprétaient à leur façon la scène que nous avons racontée.
Elle bondit et, de ses deux bras écartant la foule, se plaça au milieu du groupe stupéfait; puis, s'adressant à celui qui semblait en savoir le plus:
—Vous dites, demanda-t-elle, qu'un jeune homme a jeté tout à l'heure son gant au visage d'un seigneur?...
—Oui. J'étais à deux pas.
—Et ce jeune homme était un beau petit blond tout poudré?
—Parfaitement.
—Déguisé en mousquetaire?
—C'est cela.
—Et ils sont sortis ensemble?
—Par le foyer d'entrée.
Grâce au même mouvement par lequel elle avait fendu la foule, mame Toinon se fit de nouveau place et, relevant ses paniers, descendit quatre à quatre les marches de l'escalier.
Il était trois heures du matin. Tous ceux qui devaient venir à l'Opéra étaient déjà entrés. Aucun des danseurs ne songeait encore à se retirer. Mame Toinon ne rencontra donc personne à qui elle pût demander de quel côté s'étaient dirigés les deux hommes.
Est-ce son instinct, est-ce la Providence qui la guida?
Une minute après, elle tombait comme la foudre entre les deux adversaires qui ne l'avaient même pas vue venir, et, entourant de l'un de ses bras son petit Tony, s'écriait en agitant l'autre sous le nez du comte abasourdi:
—Vous moquez-vous du monde? Est-ce que vous croyez que c'est vous qui allez me le tuer? Mais je vous tuerais plutôt, savez-vous?
Tout en étreignant contre elle l'adoré de son coeur, la commère lui arracha de la main son épée et se mit bravement en garde à sa place.
Le comte commençait à trouver la scène fort amusante. Son adversaire improvisée continua:
—Il faudrait savoir, entendez-vous, que ce petit-là est mon enfant d'adoption, mon commis, et qu'on ne s'appelle pas pour rien mame Toinon, costumière, qui a même une boutique joliment achalandée.
A ces mots, le comte, qui naturellement avait abaissé son épée depuis l'invasion de cette singulière femme, ne se tint plus de rire.
—Un commis, lui, oh! c'est trop drôle! Et moi qui avais pris son déguisement pour son costume ordinaire! Et la marquise qui l'appelait chevalier! Ah! ah! ah! j'en rirai longtemps. Mais je ne me bats pas avec les commis, mon petit ami. Les injures de tes pareils ne nous salissent pas, nous autres...
Tony écumait de rage, mais le bras gauche de «mame Toinon» était véritablement un étau, duquel il lui fut impossible de se dégager, pendant que le comte, toujours riant aux éclats, remettait son épée au fourreau, puis s'éloignait...
Alors mame Toinon embrassa son commis, puis le regarda avec amour à la lueur du réverbère.
Tony pleurait.
—Il a raison, dit-il en sanglotant, je ne suis qu'un courtaud de boutique...
Il s'opéra en lui comme une révolution.
L'histoire qu'il avait lue, l'avait initié aux moeurs et à la vie des gentilshommes. Il se sentit rougir à la pensée que la marquise de Vilers, elle aussi, quand elle le reconnaîtrait, ne verrait peut-être en lui que le commis de mame Toinon.
Il se frappa sur le coeur et dit:
—Cela changera!
À partir de ce moment, l'avenir de l'enfant était-il donc irrévocablement décidé?
Toutefois, pensant à la marquise, il se souvint qu'elle était restée au bal.
—Adieu, dit-il à mame Toinon.
—Où veux-tu aller encore?
—A l'Opéra.
—Pour y rencontrer une nouvelle affaire?
—Pour y accomplir un devoir.
En prononçant ces mots, il avait l'air si vaillant que mame Toinon vit qu'il serait inutile de lutter contre sa volonté.
—Adieu, fit-elle.
Et notre héros, qui se trouvait de prime abord au niveau des circonstances, remit fort galamment son épée au fourreau, rajusta ses habits un peu en désordre et rentra dans le bal.
Mais, à vingt pas derrière lui, se glissait mame Toinon.
XII
LE SAUVEUR DE RÉJANE
La marquise de Vilers était tombée sur une banquette non loin de l'endroit où le comte Gaston de Lavenay avait osé l'aborder.
Seulement elle avait été rejointe par sa jeune soeur, qu'accompagnait Joseph.
Tony alla droit à elle.
—Madame, lui dit-il à voix basse, vous avez tout à craindre du comte Gaston de Lavenay...
Elle tressaillit et le regarda.
Tony ajouta simplement:
—Jusqu'à ce que je l'aie tué.
La jeune femme étouffa un cri.
—Mais, qui êtes-vous, dit-elle, vous qui prenez ainsi ma défense?
—Un inconnu qui connaît toute votre histoire.
La marquise pâlit sous son masque.
—Vous étiez à Fraülen? dit-elle.
—Non, madame.
—Alors, mon mari vous a raconté?...
Tony regarda la marquise avec tristesse.
—Madame, dit-il, je suis un tout jeune homme presque un enfant, et cependant, pardonnez-le-moi, j'ose, en ce moment, vous donner un conseil...
—Mais, monsieur...
—Quittez le bal...
—Oh! fit la marquise, si j'avais su que mon mari n'y viendrait pas...
—Rentrez à votre hôtel et priez...
La marquise devint affreusement pâle...
—Mon Dieu! dit-elle.
—Rentrez, madame, acheva Tony, et priez Dieu... Il est miséricordieux et il protège les faibles contre les forts, les bons contre les méchants.
La marquise, éperdue, fixa longtemps ses regards sur les yeux clairs et profonds du jeune homme et n'osa point l'interroger.
—Réjane,