mieux à même de recevoir l'épouvantable nouvelle.
Puis Tony succombait à la fatigue; malgré lui, ses paupières s'appesantissaient.
Il pensa que sa mission ne se bornait pas à voir la comtesse, qu'il lui restait bien d'autres choses à faire et que, loin de nuire au succès, quelques heures de sommeil lui rendraient, à lui aussi, la force nécessaire pour les accomplir jusqu'au bout.
Dans cette idée, il se coucha tout habillé sur son lit et s'endormit,—pour quelques heures, pensait-il.
Mais, l'on doit s'en douter, le pauvre garçon était rompu de lassitude, et à son âge on dort bien.
Quand il se réveilla, le jour commençait à tomber...
—Ah! mon Dieu, s'écria-t-il, quelle heure peut-il être et combien de temps ai-je dormi? Pourvu qu'il ne soit pas trop tard maintenant!...
Et, sans quitter le costume de mousquetaire qu'il avait porté à l'Opéra, costume qui, du reste, nous l'avons dit, allait remarquablement bien à sa figure éveillée et fière, il descendit les escaliers quatre à quatre et s'élança dans la rue.
Il arriva bientôt à l'île Saint-Louis. La porte de l'hôtel était fermée.
Il frappa. Personne ne répondit.
—Que se passe-t-il donc? se demanda-t-il.
Tony saisit de nouveau le marteau et se mit à frapper de toutes ses forces. Mais ce fut en vain.
Quelques bourgeois du voisinage, seuls, ouvrirent leurs fenêtres pour voir d'où venait ce tapage. Puis, se disant que les affaires de l'hôtel de Vilers ne les regardaient point, ils rentrèrent prudemment dans leur logis.
Tony ne se rebuta pas. Irrité au contraire de ce silence, il voulut en pénétrer la cause.
—L'hôtel, pensa-t-il, doit avoir une autre sortie, soit du côté de la Seine, soit sur la rue voisine.
Et il se mit à chercher cette issue.
Il ne se trompait pas.
Comme toutes les demeures seigneuriales de cette époque, l'hôtel de Vilers donnait sur d'immenses jardins qui s'étendaient jusqu'au quai de Béthune.
Le mur, qui leur servait de clôture, avait sans doute quelque point vulnérable, quelque brèche où il était facile de le franchir en s'écorchant un peu les mains et les genoux.
Il est vrai que Tony, en commettant ainsi une escalade, s'exposait à recevoir un coup de fusil ou tout au moins à être arrêté par quelque jardinier.
Mais il n'y pensa même pas.
Et, depuis vingt-quatre heures, il en avait vu bien d'autres!
Il prit donc sa course vers le quai, décidé à pénétrer de vive force dans l'hôtel.
Comme il arrivait au coin de la rue de la Femme-sans-Tête, il aperçut une voiture attelée de deux chevaux qui stationnait sous la garde d'un cocher.
Très pressé d'arriver à son but, le jeune homme ne jeta qu'un regard distrait sur cette voiture, un de ces grands carrosses monumentaux suspendus à d'immenses courroies de cuir, comme on les faisait en ce temps-là et dont on retrouve encore quelques spécimens au Petit-Trianon et au musée de Cluny.
D'ailleurs l'eût-il regardée, il n'eût pu voir dedans, car devant les glaces les rideaux de cuir étaient fermés.
Quant au cocher, qui ne portait pas de livrée, il avait, pour se préserver sans doute contre le froid de janvier, relevé jusqu'aux oreilles les collets de sa roquelaure, et les boucles de sa perruque lui cachaient en grande partie le visage.
Tony avait d'ailleurs bien autre chose à faire que de s'occuper de ce carrosse, qui appartenait probablement à quelque seigneur du voisinage.
Il lui tardait d'en finir.
Il examina rapidement la muraille du jardin et trouva bientôt l'aide qu'il cherchait.
Par-dessus la crête du mur, un gros arbre moussu laissait passer une branche comme pour inviter à s'en servir.
En sautant, l'apprenti saisit cette branche; puis, roidissant les reins et raccourcissant progressivement les bras, il exécuta ce que les gymnastes appellent le rétablissement.
Tout essoufflé de cet effort, il s'assit sur la branche pour se reposer un peu.
Le plus dur était fait. Il ne s'agissait plus que de descendre. Mais Tony dominait le jardin; il voulut en profiter pour s'orienter.
Comme il examinait les larges allées, se demandant laquelle conduisait directement à l'hôtel, un cri étouffé se fit entendre à quelque distance de lui, suivi d'un piétinement.
Puis les branches d'un fourré crièrent, froissées par la chute d'un corps.
Tony dégringola, plutôt qu'il ne sauta, du haut de sa branche et s'élança vers le point d'où partait le bruit.
Deux hommes luttaient en effet dans un fourré. L'un d'eux, qui tenait l'autre sous son genou et était en train de le bâillonner, était enveloppé d'un grand manteau.
Et, à la pâle clarté de la lune qui se levait, le jeune homme vit en pâlissant la couleur de ce manteau...
L'agresseur était un des Hommes Rouges!...
Quant à celui qu'on bâillonnait, Tony le reconnut également. C'était le vieux Joseph, l'ami, le valet de chambre du marquis.
Tony aussitôt s'élança au secours du vieillard.
Mais il se dit que la marquise était certainement en péril et qu'il fallait avant tout courir la défendre.
Le misérable, occupé à bâillonner Joseph, ne s'était pas aperçu de l'arrivée du jeune homme.
Celui-ci s'esquiva sans bruit et courut vers l'hôtel.
Comme il allait franchir la porte, une ombre se dressa devant lui.
C'était encore un homme drapé dans un manteau pareil à celui du premier.
C'était le deuxième des Hommes Rouges!...
Il barra le passage à Tony. Mais le commis à mame Toinon avait en ce moment la force et le courage d'un lion. Que lui importait le péril?... Il voulait passer!
D'un coup d'épaule, il culbuta l'ombre qui tentait de lui barrer le passage.
Puis, les yeux étincelants, les narines gonflées, les tempes battant la fièvre, il s'élança dans l'hôtel.
L'homme qu'il venait de renverser s'était relevé et s'était mis à sa poursuite.
Qu'est-ce que cela faisait à Tony?
Tony s'était promis d'arriver jusqu'à la marquise!
Et il fallait qu'il y arrivât, malgré les murs, malgré les grilles, malgré les Hommes Rouges et leurs spadassins et leurs suppôts.
Et, vive Dieu! s'il était besoin d'engager une lutte, il l'engagerait!... Mame Toinon n'était pas là!
Tony ne se connaissait plus. Le feu de la bataille l'avait embrasé; il lui semblait entendre mille clairons sonnant la charge.
Comme les volontaires en sabots qui, quarante ans plus tard, devaient enlever à la baïonnette, au chant de la Marseillaise, les batteries de la vieille armée allemande, il sentait quelque chose qui l'emportait malgré lui.
Il eût, à ce moment, sans reculer d'une semelle, engagé la lutte contre tout un régiment.
A peine avait-il franchi le vestibule, qu'il aperçut le troisième des Hommes Rouges qui, cherchant comme lui, sans doute, à arriver aux appartements de la marquise, hésitait entre deux couloirs.
Tony s'élança vers lui. L'homme tira son épée.