ceux de Rambures et de La Tour-Enguerrand, l'honneur d'être en Picardie la plus intacte des forteresses construites contre l'invasion anglaise. Nerestaing date de 1338, de l'armistice même que le pape Benoît XII imposa au roi Édouard III. Les partages, en attribuant cette merveille d'architecture médiévale au chef du nom et des armes, avaient relégué le cadet dans une gentilhommière avoisinante, échue aux Nerestaing par la libéralité d'un allié: les Saulaies. Jeanne y était née. Ses plus lointains souvenirs d'enfance lui montraient le pauvre castel—un ancien pavillon de chasse—où elle grandissait, et, par contraste, la seigneuriale demeure où habitait sa cousine. Ses impressions rétrospectives se précisaient. Elle se revoyait, toute petite encore, allant chercher Valentine, dont la mère venait de mourir, pour l'emmener passer quelques semaines dans ces modestes Saulaies. Son oncle allait voyager, afin de distraire son désespoir. Il avait perdu sa femme d'une façon presque foudroyante, en pleine fleur de jeunesse et de santé. C'est là, dans le séjour de l'orpheline auprès d'elle, que Jeanne avait commencé de souffrir. Elle avait toujours eu quelques-uns de ces incorrigibles défauts qui tiennent à la réaction la plus involontaire de notre système nerveux. Elle les gardait encore à trente ans, sous sa roideur jouée. Elle était impulsive et facilement désordonnée, inégale et capricieuse, remettant sans cesse au lendemain la besogne de la veille, perdeuse et gâcheuse; enfin une de ces machines nerveuses mal ajustées où les médecins modernes voient volontiers un type fruste de demi-hystérie. Sa mère, qui ne connaissait pas cette commodité des excuses physiologiques, lui avait toujours reproché ces fâcheuses dispositions. La présence de Valentine sous leur toit multiplia ces réprimandes, à cause de la comparaison. Celle qui allait devenir la gentille châtelaine du glorieux Nerestaing était en effet l'enfant la plus régulière, la plus réservée, la plus mesurée, une petite dame déjà; et sa tante, gagnée par son charme, se prit à la vanter à sa propre fille, avec une imprudente partialité, en même temps que, par une pitié naturelle, mais non moins imprudente, elle prodiguait à l'enfant sans mère les plus indulgentes gâteries. L'irrésistible et secret instinct d'antipathie presque animale qui avait rendu insupportables à Jeanne ces éloges et cette tendresse se justifiait trop, chez la fillette de treize ans, par la jalousie de l'affection maternelle. Cette aversion avait été si vive qu'un jour il lui était arrivé, seule dans la chambre de Valentine, de tacher d'encre les cahiers rangés sur la table, de déchirer les effets pendus dans l'armoire, de jeter par terre et de piétiner le portrait de sa cousine, follement, furieusement. Après dix-sept ans révolus, elle se rappelait quelle honte avait brûlé ses joues et son cœur quand Mme de Nerestaing l'avait surprise à cette honteuse occupation de vengeance. Et ç'avait été sa cousine qui avait demandé pardon pour elle et obtenu sa grâce. Ce méfait avait eu du moins cet avantage: Valentine partait presque aussitôt pour aller chez une autre de leurs parentes. La mère avait compris.
Par une anomalie, étrange au premier regard et qui apparaîtra comme bien logique à la réflexion, cette jalousie conçue pour Valentine fut la cause que, pendant leurs années de jeunesse, Jeanne se rapprocha d'elle plus étroitement. Envier quelqu'un, c'est y penser. C'est sentir par lui. C'est par un de ces détours déconcertants, si familiers à notre nature émotive, éprouver à la fois l'attrait et l'aversion de sa présence. L'envie n'est pas d'abord, elle n'est jamais la haine pure. C'est plus ou c'est moins, puisqu'il s'y mélange forcément une admiration, douloureuse, involontaire, révoltée, mais une admiration tout de même, par suite une façon d'amour. Ainsi s'expliquent, dans l'existence des artistes, par exemple, où cette passion compliquée a son domaine propre, ces alternatives d'engouement et de diffamation entre rivaux, aussi sincères que contradictoires. De leur treizième à leur dix-huitième année, Jeanne fut persuadée qu'elle n'avait pas de meilleure amie que Valentine. C'était vrai, en ce sens qu'aucune de ses compagnes de cette époque ne lui donna des impressions aussi fortes. Soit qu'elle subît la fascination des jolies qualités de sa cousine, soit qu'elle se rebellât contre elles, intérieurement, avec une amertume irritée, cette cousine lui fut toujours, intimement, intensément vivante, à chaque heure, à chaque minute. Quand elles entrèrent toutes deux dans le monde, l'attrait l'emporta, pour un temps assez long, dans cette sensibilité mal équilibrée, par cette raison que Jeanne eut alors, pour la première fois, plus de succès que Valentine. Celle-ci, qui n'avait pas cessé de primer tant que les jeunes filles se mouvaient dans un cercle étroit, par le sérieux vrai, la délicatesse simple, l'harmonie, la suavité de tout son être, passa soudain au second plan lorsqu'elles commencèrent de figurer sur un autre théâtre. Il y avait dans Valentine un goût du silence, de l'effacement, et dans Jeanne un instinct de séduire, un appétit de briller, qui devaient faire de l'une la plus méconnue des comparses, dans une première visite, un premier dîner, un premier bal, et attirer sur l'autre cette attention superficielle, mais grisante, dont tant de coquettes naïves sont trop aisément les victimes, dans cette époque de transition où la femme s'éveille au désir de plaire. Le résultat fut que Jeanne se maria, dès cette année de leur commun début,—et la première. L'avidité de ce triomphe, le plus flatteur entre jeunes filles, ne fut pas étrangère à la facilité avec laquelle elle répondit «oui» à la demande du baron de La Node. Il faut ajouter que ce mariage représentait tout l'idéal que des parents un peu grisés, eux aussi, du succès de leur fille, pussent désirer chez un fiancé, en cet an de grâce 1890: une tournure élégante, un beau nom, de la fortune, et ce prestige qu'exercent, malgré tout, même sur des gens de la meilleure compagnie, quand ils ont beaucoup vécu en province, les «personnalités parisiennes». Jules de La Node faisait courir. Il était du Jockey. Il figurait au premier rang de cette coterie qui mène la mode à Deauville l'été, dans les chasses de Seine-et-Marne ou de Seine-et-Oise en automne, à Pau ou sur la Rivière en hiver, et au printemps à Paris,—ce Paris, qui va de la place Vendôme à Longchamp. Jeanne s'était vue, par avance, menant cette vie de fêtes perpétuelles, qui est réellement, pour leur malheur, le plus souvent, celle des jeunes femmes lancées dans le même tourbillon. Son orgueil de réussite, lors de ses fiançailles, était si profond, si complet, qu'il acheva de fermer la vieille blessure d'envie. Ces cicatrices-là sont, hélas! toujours si près de se rouvrir! Jamais auparavant, jamais depuis, elle n'avait autant aimé sa cousine. Elle était sur le point de la plaindre, en comparant le brillant avenir qu'elle se forgeait par avance, au sort encore incertain de l'effacée Valentine. Plus tard elle devait en vouloir à l'autre de cette pitié, comme d'une duperie.
Il n'est que juste de le reconnaître à sa décharge, et pour expliquer, sinon excuser les âcretés de ses désillusions: si un tel mariage, malgré ses apparences séduisantes, avait beaucoup de chances de n'être pas très heureux, il en avait beaucoup de n'être pas très malheureux. Il s'en conclut tant de pareils, qui sont du moins tolérables. Or celui-là fut très malheureux. Jeanne n'eut qu'un enfant, un fils qui naquit dans des conditions difficiles. Il fallut le sacrifier pour la sauver. La maternité lui était refusée pour l'avenir. Son mari, qui essayait, comme tant de ses camarades, d'élargir la marge de son budget en déplaçant et replaçant sans cesse les quelque douze cent mille francs qui constituaient leur fortune liquide, se trouva pris, coup sur coup, dans plusieurs spéculations désastreuses. Il joua pour réparer ses pertes, et perdit davantage. Il dut demander des signatures à sa femme. Celle-ci les donna d'abord; puis, conseillée par ses parents, elle refusa de renouveler des sacrifices où son indépendance aurait sombré. Ces questions d'argent devinrent, pour ce ménage sans enfants, auquel une quotidienne dissipation interdisait toute vie morale, le principe de discussions bientôt violentes et qui dégénérèrent en disputes. De scènes en scènes, la séparation s'imposa. Elle fut prononcée avant la fin de la septième année de ce beau mariage et «si sympathique», comme avait dit le compte rendu des journaux spéciaux, lors de la célébration. Il y avait presque quatre ans de cela, et Jeanne s'attendait sans cesse que son mari demandât une dissolution plus complète du lien conjugal, pour se rendre libre entièrement, et réparer, par une nouvelle union, sa fortune plus d'aux trois quarts détruite. Elle s'y attendait, et quoique les idées religieuses qu'elle prétendait professer lui fissent une obligation de résister à un tel projet, elle le désirait. L'article 310 du Code civil qui permet à l'un des deux époux de faire transformer un jugement de séparation de corps en jugement de divorce, après un certain délai, faisait l'objet de ses continuelles méditations; car à elle aussi, cet article ouvrait la porte à un second mariage, qui eût contredit