à part, très à part de ses maîtresses d'un instant, l'associée de ses heures vraies et sérieuses. Voilà les sentiments auxquels Jeanne de La Node n'avait cessé de se heurter dans le cœur de son amant durant ces douze mois de leur liaison, avec quelle irritation constante, on le devine, avec quel empoisonnement de la vieille blessure! Se permettait-elle de formuler la moindre observation critique qui pût toucher à Valentine, même de loin? Une ombre passait sur le visage de Chaligny, où elle discernait trop nettement une sévérité à son égard. Faisait-elle une allusion à la possibilité que leur intrigue fût découverte par leur dupe? L'angoisse des yeux de son complice lui disait le prix qu'il attachait à l'estime de sa femme. Quand elle avait saisi un signe de cette persistante affection de Norbert pour celle qu'elle haïssait maintenant d'une haine accrue de remords, Jeanne redoublait de coquetterie vis-à-vis de lui. Elle essayait de prendre davantage cet homme, et elle était contrainte de s'adresser en lui aux plus obscures faiblesses de son être. Elle tentait de se l'attacher par la sensualité. Dans ce brutal domaine elle était la plus forte, et cette évidence, en la rabaissant à ses propres yeux, excitait davantage son envie.
Mesure-t-on, maintenant, le retentissement que devait avoir dans cette âme, toute rongée, toute minée par des réflexions de cet ordre, cette soudaine découverte: Mme de Chaligny n'était pas ce qu'elle paraissait? Elle avait un secret dans sa vie? Cette irréprochable épouse, que son mari se pardonnait à peine de tromper, courait Paris en fiacre, tandis que ce mari la croyait gardée par ses gens? Elle s'échappait vers des rendez-vous clandestins, en laissant sa voiture à la porte d'une maison à plusieurs entrées—comme Jeanne faisait elle-même, quand elle allait retrouver Chaligny? Cette hermine de vertu dont l'éloge l'avait tant humiliée, toute petite fille, et l'humiliait plus cruellement aujourd'hui, n'était qu'une hypocrite et qu'une comédienne?... Était-ce possible?
III
PREMIÈRES SAPES
Était-ce possible?—Jeanne avait trop besoin de répondre «oui» à cette question pour que sa pensée ne se tendît pas, aussitôt et dans les instants qui suivirent, à ramasser en bloc les quelques arguments qui pouvaient confirmer cette inespérée, cette foudroyante découverte. Une fièvre l'avait saisie à la vue de Valentine fermant la portière du fiacre qui l'emportait vers un coin caché de ce vaste Paris, si peuplé de mystérieux asiles. Du coup, cette équipée de sa fière cousine avait réhabilité la maîtresse de Norbert à ses propres yeux en rabaissant l'autre au même niveau. Et maintenant qu'elle avait constaté, par l'abandon de l'équipage officiel à la porte du grand magasin, que son premier soupçon était le juste, son excitation était si vive qu'elle ne se sentit pas capable d'attendre,—la chose eût été si naturelle,—que Mme de Chaligny reparût, pour vérifier son attitude, la questionner peut-être, à coup sûr jouir de son embarras. Il lui eût suffi de se mettre dans le coupé abandonné, de façon qu'à la minute de sa rentrée, après sa course clandestine, la marquise la trouvât en face d'elle et fût contrainte d'avouer tacitement sa faute par sa seule confusion. Une telle action comportait un sang-froid dont Jeanne ne gardait pas l'énergie. Elle montrerait trop par son trouble qu'elle avait espionné sa rivale. Celle-ci, avertie de la sorte, et une fois le premier sursaut passé, se dominerait. Mise en défiance, elle prendrait garde de dépister toute surveillance qui pénétrât son secret plus avant. Non. Pour arriver à savoir si vraiment Valentine cachait, elle aussi, un bonheur défendu dans sa vie, la première condition était que la rencontre d'aujourd'hui restât ignorée d'elle. L'instinct de Jeanne de La Node, dans l'étonnement de cette révélation, fut donc de fuir le regard de sa cousine et de rentrer chez elle. Elle y méditerait le plus sûr moyen de ne pas perdre le fil qu'une fantastique chance mettait dans ses doigts. Il lui sembla imprudent que même une personne de leur connaissance la rencontrât dans le voisinage de ce grand magasin, tant elle appréhendait que sa présence là, cette après-midi, fût dénoncée à Mme de Chaligny. Elle ne reconquit un peu de calme qu'au moment où, remontée dans sa voiture à elle, elle eut dit à son cocher de la ramener rue Barbet-de-Jouy.
—«Est-ce possible?...» se répétait-elle tandis que le cheval de louage allait le long des Tuileries d'abord, puis sur le quai, et par le pont de Solférino. Quoi qu'elle en eût, tant de preuves de délicatesse données par Valentine depuis leur lointaine enfance s'élevaient dans son esprit, plaidaient pour la soupçonnée, luttaient contre la flétrissante hypothèse suggérée soudain par l'indice implacablement accusateur. Il y a pourtant des femmes qui font des charités cachées. Si Valentine allait chez des pauvres, tout simplement, et sans sa voiture, parce que ces pauvres, par exemple, habitaient un quartier perdu, où son équipage eût causé un scandale, où ses gens eussent risqué d'être insultés?... Dans ce cas, serait-elle entrée dans le magasin comme une coupable, habillée de couleurs sombres, craignant visiblement d'être suivie? En serait-elle sortie avec cette hâte et dans ces conditions? Les quartiers les plus humbles, aujourd'hui, avoisinent un boulevard, une place, un square, où une femme riche et généreuse vient avec ses chevaux, quitte à prendre là une autre voiture... «Mais si Norbert lui a défendu ces charités?... C'est bien facile à savoir. Je n'ai qu'à le lui demander, à lui...» La main de Jeanne esquissa le geste de serrer la petite poire dont l'appel communiquait avec le siège. Elle voulait donner au cocher l'ordre de s'arrêter en route à l'hôtel de la rue de Varenne. Telles étaient les commodités que les prérogatives du cousinage assuraient à son adultère. Elle laissa retomber la boule de caoutchouc, sans l'avoir pressée: «Ce serait la livrer, si elle est coupable. Cela, je ne le ferai pas...» Une toute première tentation,—pas même, l'ombre de l'ombre d'idée d'une dénonciation—venait d'effleurer sa pensée. Le même sentiment qui, depuis des années, la rendait envieuse de Valentine l'avait aussitôt inclinée à une attitude de générosité. Elle s'y roidit, non sans une nuance de l'habituelle aigreur: «Je ne le ferai pas...», se répétait-elle, et elle se disait encore: «A quoi bon d'ailleurs? Est-ce que je ne sais pas que Norbert ne s'occupe jamais de ses sorties? Il a en elle une confiance si absolue. Je l'avais aussi... C'est égal. On n'agit pas comme je viens de la voir agir, sans de bien graves raisons... Car enfin, elle pouvait être vue par quelqu'un d'autre que moi et qui ne serait pas si indulgent... Où allait-elle?... Ah! je le saurai. Mais comment?»
La nuit tombait, et Mme de La Node était rentrée chez elle depuis plusieurs heures, qu'à travers les multiples occupations de cette fin d'après-midi:—écrire des billets, recevoir quelques visites d'intimes, vaquer à sa toilette du soir,—elle n'avait pas cessé de se poser cette question, sans trouver la réponse: «oui, comment?» De telles enquêtes sont déjà malaisées à un homme qui a pourtant ce privilège de se glisser partout presque inaperçu. Elles sont quasiment impossibles à une femme jeune, jolie et un peu élégante. Songez donc. Il lui est interdit de sortir de chez elle habillée dans des toilettes qui ne soient pas de son rang. Cette seule nécessité limite son champ d'action d'une manière terriblement étroite. Restent les agences privées, dont les prospectus, avec promesse de discrétion et de célérité, arrivent de temps à autre, par les soins de la poste, aux diverses personnes qui figurent, à un titre quelconque, dans un des annuaires du monde parisien, grand ou petit. Jeanne connaissait trop le danger de pareils procédés, grâce aux propos des hommes de cercle parmi lesquels elle vivait depuis dix ans, pour s'exposer de gaieté de cœur à des risques certains d'exploitation, peut-être de chantage. Révéler à des policiers véreux son passionné désir de savoir le secret de sa cousine, autant les mettre sur la voie d'un autre secret, le sien. Ces obstacles, dressés devant la curiosité du monde, expliquent comment tant d'histoires devinées et colportées sous le manteau demeurent toujours invérifiées, partant niables. Peu de personnes prennent, à les connaître dans leur détail exact, un intérêt assez grand pour passer outre à tant de difficultés. La plupart restent dans une incertitude qui leur permet de rapporter pêle-mêle de justes indices et d'infâmes calomnies, en soulageant leur conscience par les phrases classiques: «Après tout, ce n'est peut-être pas vrai!...—S'il fallait croire tout ce que l'on raconte!...—Moi, je n'en ai rien vu, et on est si méchant!...» formules pires, dans leur fausse indulgence,