Anatole France

La rôtisserie de la Reine Pédauque


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sans faute aussi bien que lui.

      Miraut écoutait ces paroles et secouait la queue en signe d'approbation. Mon père poursuivit:

      —Donc, assis sur cet escabeau, tu tourneras la broche. Cependant, afin de te former l'esprit, tu repasseras ta Croix de Dieu, et quand, par la suite, tu sauras lire toutes les lettres moulées, tu apprendras par coeur quelque livre de grammaire ou de morale ou encore les belles maximes de l'Ancien et Nouveau Testament. Car la connaissance de Dieu et la distinction du bien et du mal sont nécessaires même dans un état mécanique, de petit renom sans doute, mais honnête comme est le mien, qui fut celui de mon père et qui sera le tien, s'il plaît à Dieu.

      A compter de ce jour, assis du matin au soir, au coin de la cheminée, je tournai la broche, ma Croix de Dieu ouverte sur mes genoux. Un bon capucin, qui venait, avec son sac, quêter chez mon père, m'aidait à épeler. Il le faisait d'autant plus volontiers que mon père, qui estimait le savoir, lui payait ses leçons d'un beau morceau de dinde et d'un grand verre de vin, tant qu'enfin le petit frère, voyant que je formais assez bien les syllabes et les mots, m'apporta une belle Vie de sainte Marguerite, où il m'enseigna à lire couramment.

      Un jour, ayant posé, comme de coutume, sa besace sur le comptoir, il vint s'asseoir près de moi, et, chauffant ses pieds nus dans la cendre du foyer, il me fit dire pour la centième fois:

      Pucelle sage, nette et fine,

       Aide des femmes en gésine,

       Ayez pitié de nous.

      A ce moment, un homme d'une taille épaisse et pourtant assez noble, vêtu de l'habit ecclésiastique, entra dans la rôtisserie et cria d'une voix ample:

      —Holà! l'hôte, servez-moi un bon morceau.

      Il paraissait, sous ses cheveux gris, dans le plein de l'âge et de la force. Sa bouche était riante et ses yeux vifs. Ses joues un peu lourdes et ses trois mentons descendaient majestueusement sur un rabat, devenu par sympathie aussi gras que le cou qui s'y répandait.

      Mon père, courtois par profession, tira son bonnet et dit en s'inclinant:

      —Si Votre Révérence veut se chauffer un moment à mon feu, je lui servirai ce qu'elle désire. Sans se faire prier davantage, l'abbé prit place devant la cheminée à côté du capucin.

      Entendant le bon frère qui lisait:

      Pucelle sage, nette et fine,

       Aide des femmes en gésine…,

      il frappa dans ses mains et dit:

      —Oh, l'oiseau rare! l'homme unique! Un capucin qui sait lire! Eh! petit frère, comment vous nommez-vous?

      —Frère Ange, capucin indigne, répondit mon maître.

      Ma mère, qui de la chambre haute entendit des voix, descendit dans la boutique, attirée par la curiosité.

      L'abbé la salua avec une politesse déjà familière et lui dit:

      —Voilà qui est admirable, madame: Frère Ange est capucin et il sait lire!

      —Il sait même lire toutes les écritures, répondit ma mère.

      Et, s'approchant du frère, elle reconnut l'oraison de sainte Marguerite à l'image, qui représentait la vierge martyre, un goupillon à la main.

      —Cette prière, ajouta-t-elle, est difficile à lire, parce que les mots en sont tout petits et à peine séparés. Par bonheur, il suffit, dans les douleurs, de se l'appliquer comme un emplâtre à l'endroit où l'on ressent le plus de mal, et elle opère de la sorte aussi bien et mieux même que si on la récitait. J'en ai fait l'épreuve, monsieur, lors de la naissance de mon fils Jacquot, ici présent.

      —N'en doutez point, ma bonne dame, répondit frère Ange: L'oraison de sainte Marguerite est souveraine pour ce que vous dites, à la condition expresse de faire l'aumône aux capucins.

      Sur ces mots, frère Ange vida le gobelet que ma mère lui avait rempli jusqu'au bord, jeta sa besace sur son épaule et s'en alla du côté du Petit Bacchus.

      Mon père servit un quartier de volaille à l'abbé, qui, tirant de sa poche un morceau de pain, un flacon de vin et un couteau dont le manche de cuivre représentait le feu roi en empereur romain sur une colonne antique, commença de souper.

      Mais, à peine avait-il mis le premier morceau dans sa bouche, qu'il se tourna vers mon père, et lui demanda du sel, surpris qu'on ne lui eût point d'abord présenté la salière.

      —Ainsi, dit-il, en usaient les anciens. Ils offraient le sel en signe d'hospitalité. Ils plaçaient aussi des salières dans les temples, sur la nappe des dieux.

      Mon père lui présenta du sel gris dans le sabot, qui était accroché à la cheminée. L'abbé en prit à sa convenance et dit:

      —Les anciens considéraient le sel comme l'assaisonnement nécessaire de tous les repas et ils le tenaient en telle estime qu'ils appelaient sel, par métaphore, les traits d'esprit qui donnent de la saveur au discours.

      —Ah! dit mon père, en quelque estime que vos anciens l'aient tenu, la gabelle aujourd'hui le met encore à plus haut prix.

      Ma mère, qui écoutait en tricotant un bas de laine, fut contente de placer son mot.

      —Il faut croire, dit-elle, que le sel est une bonne chose, puisque le prêtre en met un grain sur la langue des enfants qu'on tient sur les fonts du baptême. Quand mon Jacquot sentit ce sel sur sa langue, il fit la grimace, car, tout petit qu'il était, il avait déjà de l'esprit. Je parle, monsieur l'abbé, de mon fils Jacques, ici présent.

      L'abbé me regarda et dit:

      —C'est maintenant un grand garçon. La modestie est peinte sur son visage, et il lit attentivement la Vie de sainte Marguerite.

      —Oh! reprit ma mère, il lit aussi l'oraison pour les engelures et la prière de saint Hubert, que frère Ange lui a données, et l'histoire de celui qui a été dévoré, au faubourg Saint-Marcel, par plusieurs diables, pour avoir blasphémé le saint nom de Dieu.

      Mon père me regarda avec admiration, puis il coula dans l'oreille de l'abbé que j'apprenais tout ce que je voulais, par une facilité native et naturelle.

      —Ainsi donc, répliqua l'abbé, le faut-il former aux bonnes lettres, qui sont l'honneur de l'homme, la consolation de la vie et le remède à tous les maux, même à ceux de l'amour, ainsi que l'affirme le poète Théocrite.

      —Tout rôtisseur que je suis, répondit mon père, j'estime le savoir et je veux bien croire qu'il est, comme dit Votre Grâce, un remède à l'amour. Mais je ne crois pas qu'il soit un remède à la faim.

      —Il n'y est peut-être pas un onguent souverain, répondit l'abbé; mais il y porte quelque soulagement à la manière d'un baume très doux, quoique imparfait.

      Comme il parlait ainsi, Catherine la dentellière parut au seuil, le bonnet sur l'oreille et son fichu très chiffonné. A sa vue, ma mère fronça le sourcil et laissa tomber trois mailles de son tricot.

      —Monsieur Ménétrier, dit Catherine à mon père, venez dire un mot aux sergents du guet. Si vous ne le faites, ils conduiront sans faute frère Ange en prison. Le bon frère est entré tantôt au Petit Bacchus, où il a bu deux ou trois pots qu'il n'a point payés, de peur, disait-il, de manquer à la règle de saint François. Mais le pis de l'affaire est que, me voyant sous la tonnelle en compagnie, il s'approcha de moi pour m'apprendre certaine oraison nouvelle. Je lui dis que ce n'était pas le moment, et, comme il devenait pressant, le coutelier boiteux, qui se trouvait tout à côté de moi, le tira très fort par la barbe. Alors, frère Ange se jeta sur le coutelier, qui roula à terre, emportant la table et les brocs. Le cabaretier accourut au bruit et, voyant la table culbutée, le vin répandu et frère Ange, un pied sur la tête du coutelier, brandissant un escabeau dont il frappait tous ceux qui l'approchaient, ce méchant hôte jura comme un diable et s'en fut appeler