ultérieur.
De la fausse application du point de vue historique découle la fausse appréciation du «fait historique», comme étant valeur absolue, et de la tradition, comme étant une force positive. La valeur du fait historique consiste dans son caractère historiquement passager et provisoire; né à titre de nouveauté révolutionnaire, il disparaît, dès qu'il devient désuet et qu'il se trouve dépassé par d'autres faits; il ne réussit à se maintenir qu'aussi longtemps et que dans la mesure où il est capable de rendre service et où il s'accorde avec les autres faits. La valeur de la tradition réside en ce qu'elle ralentit le mouvement qui, grâce à elle, gagne ainsi en stabilité; le nom moins emphatique de moment d'inertie définit très bien cette force purement négative qui, malgré sa grande importance pratique, ne peut jamais avoir la valeur d'une objection théorique. Elle avait possédé jadis cette valeur à l'égard de convictions religieuses et philosophiques, et elle y prétend encore aujourd'hui à l'égard de conceptions sociales et politiques. Mais tout en lui refusant cette valeur théorique, nous devons reconnaître qu'elle possède en plus de sa valeur pratique, en tant que facteur de ralentissement, une valeur esthétique, qui s'exprime en formules, costumes, cérémonies et fêtes et communique couleur, allure et caractère à la vie de tous les jours qui se souvient volontiers, et avec un orgueil justifié, de ses origines plus nobles. Mais pour les nations pleines de vitalité, la tradition doit rester ce qu'elle est: un simple spectacle, et non l'essence même de leur vie. C'est pour nous une solennité charmante que de voir le roi de Prusse se présenter sous l'aspect de l'électeur de Brandebourg; mais il serait dangereux de conclure, sous l'impression de cette cérémonie, que la province actuelle de Brandebourg a le droit de prétendre à des privilèges politiques au préjudice de la Silésie ou des pays rhénans.
Ces remarques préliminaires étaient nécessaires pour faire comprendre notre méthode de travail et expliquer ce que nous entendons par «substitution de la raison d'être».
L'existence de l'ancien féodalisme était justifiée pratiquement par l'habitude de porter les armes, par la supériorité humaine, par l'organisation et le droit d'occupation des conquérants du pays; elle était justifiée téléogiquement par l'aptitude à l'administration et à la protection, qui reposait sur des propriétés héréditaires. Cette hérédité, à son tour, était créée par l'éducation, dont le but principal consistait à apprendre le maniement des armes et à entretenir l'esprit guerrier, par la culture de propriétés corporelles et mentales adaptées à cet esprit, par la consécration religieuse de ces propriétés, par l'élimination de tout mélange de sang, par le maintien des classes inférieures dans un état de sujétion et de tranquillité forcées.
L'augmentation de la population, l'intensité croissante de l'économie ont empêché la couche sociale supérieure de s'étendre dans les mêmes proportions que la couche inférieure. Les fils cadets ne pouvant être suffisamment dotés entraient dans les rangs de l'Église ou émigraient, des propriétés se morcelèrent, d'autres fusionnèrent ensemble, des domaines ecclésiastiques et territoriaux se formèrent, la bourgeoisie des villes fit son apparition, et la couche supérieure, immobile au milieu de toutes ces transformations, ne fut plus bientôt en état de recouvrir la couche inférieure. Au dernier moment, lorsque la charge de porter les armes fut également étendue à celle-ci, l'organisation féodale avait perdu son dernier droit à l'existence.
Une nouvelle classe sociale était venue s'insérer dans le corps de la nation; ce fut la classe, elle aussi héréditaire, de ceux qui possèdent.
Les propriétés nobiliaires et ecclésiastiques, les colonies, les monopoles, l'exploitation de mines et l'usure furent autant de sources d'accumulation de capitaux; la mécanisation des métiers, de la technique, des moyens de transports, de la pensée et de la recherche avait transformé la vie, et le mouvement général du monde s'était orienté dans la direction de la fructification du capital. La puissance héréditaire du capital fut une conséquence de l'hérédité de l'état social, du sol et des biens mobiliers; comme sa légitimité n'était pas mise en doute, personne n'éprouvait le besoin de lui fournir des raisons théoriques.
On aurait pu, à la rigueur, lui trouver au début une certaine justification interne: le capital se présentait principalement sous la forme de l'entreprise. Or l'entreprise survit aux générations et exige une série ininterrompue de guides et directeurs compétents, série qui ne pouvait être assurée que par l'hérédité et qui était un phénomène courant dans l'économie rurale. Pour former ces guides et directeurs, l'instruction et l'éducation dispensées par la communauté étaient particulièrement insuffisantes; la maison du propriétaire était un centre où l'on pouvait recevoir une éducation intellectuelle de beaucoup supérieure à celle de la communauté et reposant sur une base expérimentale infiniment plus large. Il y avait là une garantie pour la centralisation des moyens qui ne pouvaient être efficaces qu'à la faveur de leur accumulation entre les mêmes mains.
Trois circonstances auraient pu porter atteinte au caractère héréditaire de la puissance capitaliste: l'école populaire, par le nivellement de l'instruction; la création de l'association de capitaux qui devait rendre l'entreprise impersonnelle et l'affranchir de la nécessité d'une direction héréditaire; l'émancipation politico-militaire, par la diffusion de l'aptitude à administrer et par l'élargissement de l'horizon intellectuel.
Si ces trois circonstances n'ont pas produit l'effet qu'on aurait pu en attendre, cela tient à l'accroissement incroyablement rapide de la puissance du capital, qui, grâce à son alliance avec les puissances territoriales et féodales encore existantes, à la multiplication des relations et des intérêts, à l'éducation et au genre de vie, grâce à l'influence exercée par la presse et grâce aussi au fait qu'elle était devenue politiquement indispensable, s'était cristallisée en une classe bien délimitée qui défendait collectivement son droit contre les attaques qu'elle croyait dictées, non par la raison, mais par des intérêts opposés.
La formation de cette nouvelle couche a eu pour effet, non la destruction et la disparition des couches anciennes, mais, au contraire, leur consolidation. Voici en effet ce qui s'était passé: la nouvelle couche de possédants qui venait, non du dehors, mais d'en bas, était incapable de se créer une vie personnelle; elle fut obligée d'emprunter la forme de sa nouvelle vie à ses prédécesseurs, dont elle devint ainsi la débitrice et la subordonnée. En outre, les dynasties continuaient à réserver toutes leurs sympathies à la couche féodale qui leur était familière depuis plus longtemps, possédait une expérience administrative et militaire, restait attachée au sol et immuable, s'en remettait volontiers à la couronne quant aux conditions de sa vie matérielle et semblait ainsi offrir un appui plus sûr aux exigences monarchiques immédiates. En troisième lieu, enfin, chacune des couches dominantes avait ses convenances: la noblesse riche possédait un double avantage qu'elle faisait intentionnellement valoir au profit de sa caste, plutôt qu'au profit de sa classe.
C'est ainsi que la société européenne représente comme une image brisée résultant de la double réfraction de deux axes. La couche féodale, toujours essentielle, s'affirme à la faveur de la couche capitaliste, plus apparente, les deux restent héréditaires et s'accordent en ce qu'elles provoquent, par réaction, un état de souffrance qui, du côté capitaliste, devient le sort inéluctable des masses.
Si nous avons reconnu, par une sévère anticipation, que ce sort est incompatible avec les exigences de la vie spirituelle, il devient pour nous évident que l'organisation future, malgré sa possible différenciation et hiérarchisation, ne pourra plus être fondée sur la perpétuité héréditaire.
Quelle que soit sa loi fondamentale et directrice, elle ne pourra plus reposer sur la contrainte et la violence; elle aura pour base morale l'accord entre la volonté collective et la volonté individuelle et devra laisser une place assez large à la détermination autonome, à la responsabilité et au développement spirituel.
C'est ainsi que la renaissance que nous rêvons ne nous apparaît plus seulement sous l'aspect de l'affranchissement d'une seule classe sociale déterminée; nous concevons plutôt cette renaissance comme une moralisation de l'organisation sociale et économique, sous la loi de la responsabilité