Walther Rathenau

Où va le monde?


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d'esclaves qui ne suffit même pas toujours à leur assurer leur pain quotidien, à côté de quelques milliers d'individus monopolisant tous les biens de la terre. Nous voyons la répartition des matières premières, la production d'objets fabriqués et manufacturés s'effectuer au hasard, selon les caprices ou les faux calculs des dirigeants de l'industrie qui ne tiennent aucun compte des besoins essentiels et véritables du pays et s'appliquent, au contraire, par la fabrication d'objets et d'articles toujours nouveaux, ne répondant le plus souvent à aucune utilité, à provoquer des besoins artificiels, à favoriser la passion du faux luxe, à satisfaire le mauvais goût par la camelote et l'article de bazar. Gâchis, désordre, gaspillage de forces et de richesses: voilà ce qui caractérise le capitalisme contemporain qui, pour se maintenir, n'a trouvé rien de mieux que de créer dans chaque pays, au sein de chaque nation, deux castes, deux peuples, le peuple des riches et le peuple des pauvres, séparés par un fossé infranchissable, mais tous deux également attachés au côté purement matériel de la vie, également «mécanisés».

      Nous engageons le lecteur à lire attentivement les pages âpres et mordantes que Rathenau consacre à la critique du capitalisme moderne. C'est un réquisitoire impitoyable, d'autant plus impressionnant qu'on ne le sent inspiré par aucune haine ou passion de parti.

      Les solutions pratiques préconisées par Rathenau comme remède à l'état de choses qu'il vient d'analyser se résument en un seul mot: «organisation»; organisation de la répartition des matières premières, organisation de la production, organisation de la consommation, au sein de ce qu'il appelle l'«État populaire», dont il cherche à ébaucher la forme. Cette partie positive de l'ouvrage est beaucoup plus vague que sa partie négative, et il ne pouvait d'ailleurs en être autrement, car Rathenau n'était rien moins que doctrinaire et ne se vantait pas de posséder la panacée infaillible, propre à transformer du jour au lendemain notre pauvre monde malade en un séjour paradisiaque. Il a saisi la première occasion qui lui fut offerte de se mettre en contact avec la vie réelle, d'intervenir activement dans les affaires de son pays, et il est à présumer que si la mort n'était pas venue mettre fin brutalement à cette activité à peine commencée, l'expérience acquise lui aurait permis de préciser ses idées sur ce que devait être cette nouvelle Allemagne, moralement et socialement régénérée, qu'il rêvait comme faisant partie d'une Europe solidaire, pacifique et heureuse.

      S. J.

       Table des matières

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      Ce livre traite de choses matérielles, mais au nom de l'esprit. S'il parle de travail, de nécessité et de gain, de biens, de droits et de puissance, d'organisation technique, économique et politique, il ne pose ni n'apprécie ces notions à titre de valeurs finales.

      Il est juste de demander si ce ne sont pas plutôt la pauvreté, le besoin, le souci et l'injustice qui délivrent les forces les plus profondes de l'homme, affranchissent l'âme et font descendre sur la terre le royaume des cieux. Et il est loisible de répondre que, loin de s'opposer à la liberté de croyance et au pouvoir de changement de l'homme, on doit plutôt encourager l'une et favoriser l'autre, que le froid de la misère flétrit tous les germes, que la croissance et l'épanouissèment ont besoin de chaleur et de lumière. Mais ni cette question, ni cette réponse ne sont formulées ici. L'esprit ne se laisse entraîner ni à appuyer et à soutenir ce qui existe, ni à provoquer des désirs et à créer des conditions: sa force est assez grande pour lui permettre à tout moment de réaliser l'accord entre l'organisation et l'organisateur. Mais ce rapport-là est univoque, comme l'est celui qui existe entre les formations organiques et l'ensemble des conditions d'existence; chaque nouvel esprit se crée son monde à lui, et chacune de ses évolutions se manifeste par un nouvel essor de la vie.

      Ce n'est pas la revendication qui précède l'essor. Celui-ci est annoncé par une sorte de message, qui implique déjà un commencement de réalisation. Mais ce message, loin d'être une rêverie prophétique, résulte de la pénétration des conditions matérielles par la certitude de la loi morale.

      Ce n'est donc pas se livrer à des discussions oiseuses, c'est plutôt s'acquitter d'un devoir et user d'un droit que de se détourner momentanément de la contemplation de l'esprit en mouvement, pour diriger son regard vers les jeux d'ombre des institutions et des formes extérieures de la vie: c'est que le rayon et l'ombre se laissent expliquer et décrire l'un par l'autre. Notre époque, qui attache tant d'importance au moindre fait, n'a pas le courage de lire son destin, tel qu'il est inscrit dans son propre cœur; et lorsque, se jouant et se livrant à des distractions qui n'impliquent aucune responsabilité, elle dirige parfois sa pensée vers l'avenir, elle en arrive, par un renversement des soucis et des mécontentements quotidiens, à créer des utopies mécaniques qui, animées par la baguette magique de la technique, transforment tous les jours gris de la vieille semaine en autant de maigres dimanches.

      Où notre époque puise-t-elle encore le courage de parler de développement, d'avenir et de fins, d'orienter la moitié de son activité vers ce qui n'existe pas encore, de songer à la postérité, d'inventer des lois, de poser des valeurs, d'accumuler des biens? Elle ne se lasse pas d'examiner la question de ses origines, mais elle ne sait pas où elle se trouve et ne veut pas savoir où elle va. C'est pourquoi les meilleurs succombent à la besogne au jour le jour; nombreux sont ceux qui laissent le doute, la lassitude et le désespoir envahir leur pensée, qui prétendent jouir du présent et renoncent au plus beau de leurs privilèges: l'inquiétude.

      D'autres se tournent vers la foi dogmatique périmée et se réclament de ses promesses. Ils veulent faire revivre cette foi à l'aide d'institutions, de preuves, en usant tour à tour de bonté, de colère, de promesses et de menaces. Ils ont raison au point de vue du sentiment, car la religion de l'homme ne disparaîtra jamais; mais leur pensée est erronée, car il n'y a pas de foi sans objet, et celui-ci ne se laisse imposer ni par la contrainte, ni par la persuasion verbale. L'essence de la foi consiste en ce qu'elle crée elle-même son objet, avec une assurance aussi infaillible qu'inconsciente, et que cet objet correspond à l'ensemble des forces créatrices d'une époque. Mais la foi dogmatique a dépéri par la faute de ses suprêmes autorités, trop faibles pour l'imposer au monde d'une manière exclusive, mais assez fortes pour, pendant des siècles, la protéger, à l'aide de verres fumés, contre l'action des rayons de la vie. Le jour où on lui a violemment arraché ces verres, la foi a expiré.

      Inventer des dieux, provoquer des présages, ordonner des sacrements: rien de plus vain que ces pieux artifices. Certes, tout cela suppose l'existence, au plus profond de notre être, de forces capables de créer de nouvelles orientations; mais quelque habile qu'elle soit, jamais l'interprétation humaine ne réussira à remplacer par des notions morales la vieille base faite de miracles palpables; les convictions transcendantes survivent toujours dans notre cœur, mais elles exigent une nouvelle langue, de nouvelles représentations et un éclairage nouveau. Les obscures profondeurs de notre conscience la plus intime, la plus à l'abri du monde extérieur, sont loin d'être vides; lorsque nous consentons à y descendre, nous y retrouvons chaque fois la certitude de l'infini, du côté divin de la création, l'annonce de la vocation de notre âme et de nos forces supra-intellectuelles, le mystère du royaume spirituel.

      Nous avons traité de ces choses dans notre livre: Zur Mechanik des Geistes. Ici nous ne prendrons en considération qu'un des principes formulés dans cet ouvrage, à savoir que toutes nos actions et aspirations d'ici-bas ne sont légitimes et justifiées que dans la mesure où elles contribuent au développement et à l'affermissement de son règne.

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