Fortuné du Boisgobey

La main froide


Скачать книгу

les nuits de folle orgie au quartier, et d'y laisser des pièces blanches. Mais il n'avait jamais risqué de perdre plus qu'il ne possédait. Il préférait garder son argent pour mener joyeuse vie, quand son ami Jean de Mirande qui, lui, était joueur comme les cartes, arrangeait des soupers ou des parties de campagne avec les coryphées du bal Bullier.

      Et il n'était pas tenté de lutter contre ce vicomte de Servon qui devait être un vieux routier du baccarat et qui avait sur un pauvre étudiant la première des supériorités au jeu: celle des capitaux.

      Paul n'était cependant pas sans argent dans sa poche. Il avait, par hasard, touché, la veille, un mois de la pension maternelle et il n'avait pas eu le temps de l'écorner beaucoup.

      Mais les vingt-cinq louis qui lui restaient ne constituaient qu'un maigre contingent pour livrer sur le tapis vert une grosse bataille.

      Le vicomte n'en ferait qu'une bouchée de ces vingt-cinq louis sur lesquels Paul comptait pour vivre largement jusqu'au mois prochain.

      Et elle s'annonçait comme devant être chaude la bataille, car dès les premiers mots du dialogue qui venait de s'engager entre la baronne et le vicomte, les invités du sexe masculin s'étaient mis à tourner autour de l'aspirant à la banque, comme les papillons tournent autour d'un flambeau dont la flamme va leur brûler les ailes.

      Un de ces messieurs profita de l'occasion pour complimenter le faux marquis de Ganges en lui disant:

      —Toutes mes félicitations, Monsieur le marquis. A l'âge où d'autres ne songent qu'à leurs plaisirs, vous avez déjà un coup d'œil et une entente des affaires que les financiers les plus expérimentés vous envient. Cette concession en Turquie, nos plus gros capitalistes l'avaient manquée, et pour l'obtenir, vous n'avez eu qu'à vous montrer.

      —Quelle concession? se demandait Paul. Du diable! si je me doutais qu'on m'avait concédé quelque chose dans les États du Sultan!

      Et comme il n'avait garde de répondre, le monsieur, qui devait être un gros spéculateur, reprit en souriant:

      —Vous avez remporté là une grande victoire, mais il y a temps pour tout et je conçois que vous aimiez à vous distraire au jeu de vos grands travaux. Le jeu c'est encore une affaire… n'est-ce pas, cher vicomte?

      —Plus souvent mauvaise que bonne… pour moi, du moins, grommela M. de Servon. Mais nous perdons notre temps à bavarder… or, à sept heures et demie on viendra annoncer que Mme la baronne est servie et on nous mettra poliment à la porte. Donc, si vous m'en croyez, messieurs, nous profiterons sans plus tarder de l'aimable attention qu'a eue Mme Dozulé de nous faire dresser une table là-bas.

      —Bon! pensa Paul Cormier que ses interlocuteurs renseignaient progressivement et involontairement; nous sommes ici chez la Baronne Dozulé. On ne voit pas le baron. Il faut croire qu'elle est veuve.

      —Désirez-vous prendre la banque, Monsieur le marquis? lui demanda l'entêté vicomte qui tenait absolument à cartonner avant dîner.

      Le baccarat lui tenait lieu d'apéritif.

      —Du tout!… du tout!… s'empressa de répondre Paul, qui n'était pas même décidé à ponter.

      —Alors, je vous remercie de me la laisser. Je ne fais que perdre depuis quinze jours et j'ai besoin de me refaire. Venez-vous, messieurs?

      Personne ne répondit, mais tout le monde suivit et l'étudiant fit comme les autres.

      L'autel avait été préparé par les soins de la prévoyante baronne Dozulé. Rien n'y manquait: ni les jeux de cartes paquetés, ni les jetons de différentes couleurs, destinés à servir de monnaie fiduciaire, au cas où les pontes voudraient jouer sur parole.

      En un clin d'œil, les places furent prises autour de la table, et le vicomte, à qui personne ne disputait la banque, déclara tout d'abord que les fiches représenteraient un louis et les plaques rondes cent francs, attendu qu'il s'agissait d'une toute petite partie.

      Paul, qui n'en avait jamais vu de si grosse, fut violemment tenté de se lever. Une fausse honte le retint et aussi le désir de se tenir loin du cercle féminin jusqu'au moment où madame de Ganges prendrait congé. Il comptait que pour jouer son rôle jusqu'au bout, elle n'oserait pas s'en aller sans son mari, qu'ils sortiraient ensemble et qu'une fois dehors, elle ne refuserait pas de lui expliquer ce qu'il ne comprenait pas.

      Il resta donc assis et il se trouva placé de telle sorte qu'il lui tournait le dos et que, par conséquent, il ne pouvait pas la voir.

      Il ne tarda guère, d'ailleurs, à oublier qu'elle était là.

      M. de Servon le pria de lui dire combien il voulait de jetons représentatifs et Paul demanda la permission de jouer or sur table. Elle lui fut gracieusement accordée et il aligna modestement devant lui les vingt-cinq louis qui constituaient toute sa fortune.

      —Quand je les aurai perdus, je m'en irai, pensait-il. J'en serai quitte pour demander à maman une avance sur le mois prochain; et comme ça je ne m'emballerai pas.

      Et il fit mentalement le serment de ne pas risquer un sou sur parole.

      Cette prudence venait de lui être suggérée par un soupçon qui lui avait traversé l'esprit. Cette maison ouverte à tout venant, cette baronne sans baron, ces gentilshommes qui parlaient de cent louis comme il aurait parlé de cent sous, cette table de baccarat qui se trouvait là comme par hasard; tout ce monde et toute cette mise en scène lui étaient tout à coup devenus suspects.

      Il était un peu tard pour s'en aviser et si ses soupçons étaient fondés, la blonde aux yeux noirs devait être une aventurière qui ne l'avait racolé au Luxembourg que pour l'amener dans un tripot.

      Il lui répugnait trop de croire cela et d'ailleurs, il avait fait d'avance le sacrifice de la somme qu'il possédait.

      Il ne tenait qu'à la faire durer le plus longtemps possible.

      C'est pourquoi, au profond étonnement des autres pontes, et surtout du vicomte, il attaqua d'un louis une banque de dix mille francs.

      Le vicomte aurait dû s'en féliciter, car il perdit cinq fois de suite et comme Paul retirait un louis à chaque coup:

      —A ce jeu-là, vous ne vous ruinerez pas, monsieur le marquis, lui dit ironiquement le financier qui venait de le complimenter sur le succès de ses entreprises en Turquie.

      Paul eut honte. Il fit paroli et il gagna encore.

      Était-ce Jacqueline qui lui portait bonheur, cette Jacqueline emmarquisée, dont le petit nom, qu'il savait être faux, ne lui sortait pas de la tête? Paul était tenté de le croire.

      Il se disait pourtant qu'une petite veine, au début d'une partie, n'est souvent que l'avant-coureur d'un désastre.

      Il voulut en avoir le cœur net, au risque d'arriver trop tôt à la fin de son capital, et il laissa ses quatre louis qui furent doublés en un clin d'œil, après un triomphant abatage.

      Sa masse grossissait, mais elle n'était pas encore bien menaçante pour le banquier, lequel gagnait d'ailleurs à tous les coups sur l'autre tableau.

      Il souriait toujours ce grand flandrin de vicomte et cependant il était préoccupé, non pas d'avoir perdu une dizaine de pièces de vingt francs, mais un de ces pressentiments dont aucun joueur n'est exempt l'avertissait que la chance se dessinait contre lui et que la partie allait mal tourner.

      Paul était lancé maintenant et nul ne pouvait prévoir où il s'arrêterait.

      Les seize louis se doublèrent, puis les trente-deux. Son gain dépassait déjà le billet de mille.

      Et tout cela sur la main du financier complimenteur qui jouait du même côté que Paul Cormier et qui encaissait une part du butin. Il n'avait pas encore perdu un seul coup..

      Il n'était plus tenté de rire de la façon de ponter du marquis de

       Ganges.

      Le vicomte non plus