luire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu'au détour d'un de ces [25]coupe-gorge ils allaient s'élancer de I'ombre et lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, je vous en réponds.... Mais, hélas! par une dérision du destin, jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n'eut la chance de faire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même un ivrogne. Rien!
[30]Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas, des voix Étouffées.... «Attention!» se disait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant I'ombre, prenant le vent, appuyant son oreille contre terre à la mode indienne.... Les pas approchaient.
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Les voix devenaient distinctes.... Plus de doutes! Ils arrivaient.... Ils étaient là. Déjà Tartarin, l'oeil en feu, la poitrine haletante, se ramassait sur lui-même comme un jaguar, et se préparait à bondir en poussant son cri de guerre ... quand [5]tout à coup, du sein de l'ombre, il entendait de bonnes voix tarasconnaises l'appeler bien tranquillement:
«Té! vé! ... c'est Tartarin.... Et adieu, Tartarin!»
Malédiction! c'était le pharmacien Bézuquet avec sa famille
qui venait de chanter la sienne chez les Costecalde.--«Bonsoir! [10]bonsoir!» grommelait Tartarin, furieux de sa méprise, et, farouche, la canne haute, il s'enfonçait dans la nuit.
Arrivé dans la rue du cercle, l'intrépide Tarasconnais attendait
encore un moment en se promenant de long en large devant
la porte avant d'entrer.... A la fin, las de les attendre et certain [15]qu'ils ne se montreraient pas, il jetait un dernier regard de défi dans l'ombre, et murmurait avec colère: «Rien!... rien!... jamais rien!»
Là-dessus le brave homme entrait faire son bezigue avec le
commandant.
VI
Les deux Tartarins
[20]Avec cette rage d'aventures, ce besoin d'émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon?
Car c'est un fait. Jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, l'intrépide
[25]Tarasconnais n'avait pas une fois couché hors de sa ville. Il n'avait pas même fait ce fameux voyage à Marseille, que tout bon Provençal se paie à sa majorité. C'est au plus s'il connaissait Beaucaire, et cependant Beaucaire n'est pas bien loin de Tarascon, puisqu'il n'y a que le pont à traverser Malheureusement [30]ce diable de pont a été si souvent emporté par les coups
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de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant de largeur à
cet endroit que, ma foi! vous comprenez.... Tartarin de
Tarascon préférait la terre ferme.
C'est qu'il faut bien vous l'avouer, il y avait dans notre héros
[5]deux natures très distinctes. «Je sens deux hommes en moi», a dit je ne sais quel Père de l'Église. Il l'eût dit vrai de Tartarin qui portait en lui l'âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose; mais malheureusement n'avait pas le [10]corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la vie matérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée de riz.... Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps, très gras, très lourd, [15]très sensuel, très douillet, très geignard, plein d'appétits bourgeois et d'exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l'immortel Sancho Pança.
Don Quichotte et Sancho Pança dans le même homme! vous
comprenez quel mauvais ménage ils y devaient faire! quels combats!
[20]quels déchirements!... O le beau dialogue à écrire pour Lucien ou pour Saint-Évremond, un dialogue entre les deux Tartarins, le Tartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho! Tartarin-Quichotte s'exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant: «Je pars!»
[25]Tartarin-Sancho ne pensant qu'aux rhumatismes et disant:
«Je reste.»
TARTARIN-QUICHOTTE, très exalté:
Couvre-toi de gloire, Tartarin.
TARTARIN-SANCHO, très calme:
[30]Tartarin, couvre-toi de flanelle.
TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plus exalté:
O les bons rifles à deux coups! ô les dagues, les lazos, les
mocassins!
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TARTARIN-SANCHO, de plus en plus calme:
O les bons gilets tricotés! les bonnes genouillères bien
chaudes! ô les braves casquettes à oreillettes!
TARTARIN-QUICHOTTE, hors de lui:
[5]Une hache! qu'on me donne une hache!
TARTARIN-SANCHO, sonnant la bonne:
Jeannette, mon chocolat.
Là-dessus Jeannette apparaît avec un excellent chocolat, chaud,
moiré, parfumé, et de succulentes grillades à l'anis, qui font rire
[10]Tartarin-Sancho en étouffant les cris de Tartarin-Quichotte.
Et voilà comme il se trouvait que Tartarin de Tarascon
n'eût jamais quitté Tarascon.
VII
Les Européens à Shang-Haï.
Le Haut Commerce. Les Tartares.
Tartarin de Tarascon serait-il un imposteur?
Le mirage.
Une fois cependant Tartarin avait failli partir, partir pour
un grand voyage.
[15]Les trois frères Garcio-Camus, des Tarasconnais établis à
Shang-Haï, lui avaient offert la direction d'un de leurs comptoirs
là-bas. Ça, par exemple, c'était bien la vie qu'il lui fallait. Des
affaires considérables, tout un monde de commis à gouverner,
des relations avec la Russie, la Perse, la Turquie d'Asie, enfin
[20]le Haut Commerce.
Dans la bouche de Tartarin, ce mot de Haut Commerce vous
apparaissait d'une hauteur!...
La maison de Garcio-Camus avait en outre cet avantage
qu'on y recevait quelquefois la visite des Tartares. Alors vite
[25]on fermait les portes. Tous les commis prenaient les armes, on
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hissait le drapeau consulaire, et pan! pan! par les fenêtres sur
les Tartares.
Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichotte sauta sur cette
proposition, je n'ai pas besoin de vous le dire; par malheur
[5]Tartarin Sancho n'entendait pas de cette