Alphonse Daudet

Tartarin de Tarascon


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bien joli, et les personnes de la ville, admises le dimanche à l'honneur de contempler le baobab de Tartarin, s'en retournaient pleines d'admiration.

      [10]Pensez quelle émotion je dus éprouver ce jour-là en traversant ce jardin mirifique!... Ce fut bien autre chose quand on m'introduisit dans le cabinet du héros.

      Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était au fond du

       jardin, ouvrant de plain-pied sur le baobab par une porte

       [15]vitrée.

      Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils et de sabres,

       depuis en haut jusqu'en bas; toutes les armes de tous les pays

       du monde: carabines, rifles, tromblons, couteaux corses,

       couteaux catalans, couteaux-revolvers, couteaux-poignards, krish

       [20]malais, flèches caraïbes, flèches de silex, coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes, lazos mexicains, est-ce que je sais!

      Par là-dessus, un grand soleil féroce qui faisait luire l'acier

       des glaives et les crosses des armes à feu, comme pour vous

       donner encore plus la chair de poule.... Ce qui rassurait un

       [25]peu pourtant, c'était le bon air d'ordre et de propreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie; de loin en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait:

       Flèches empoisonnées, n'y touchez pas!

      [30]Ou

       Armes chargées, méfiez-vous!

      Sans ces écriteaux, jamais je n'aurais osé entrer.

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      Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur le guéridon,

       un flacon de rhum, une blague turque, les Voyages du capitaine

       Cook, les romans de Cooper, de Gustave Aimard, des récits de

       chasse à l'ours, chasse au faucon, chasse à l'éléphant,

       [5]etc.... Enfin, devant le guéridon, un homme était assis, de

       quarante à quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, en

       bras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbe

       courte et des yeux flamboyants, d'une main il tenait un livre,

       de l'autre il brandissait une énorme pipe à couvercle de fer, et,

       [10]tout en lisant je ne sais quel formidable récit de chasseurs de chevelures, il faisait, en avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure de petit rentier tarasconnais ce même caractère de férocité bonasse qui régnait dans toute la maison.

      [15]Cet homme, c'était Tartarin, Tartarin de Tarascon, l'intrépide, le grand, l'incomparable Tartarin de Tarascon.

      II

       Table des matières

      Coup d'oeil général

       jeté sur la bonne ville de Tarascon;

       les chasseurs de casquettes.

      Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n'était

       pas encore le Tartarin qu'il est aujourd'hui, le grand Tartarin

       de Tarascon, si populaire dans tout le midi de la France. Pourtant

       [20]--même à cette époque--c'était déjà le roi de Tarascon.

      Disons d'où lui venait cette royauté.

      Vous saurez d'abord que là-bas tout le monde est chasseur,

       depuis le plus grand jusqu'au plus petit. La chasse est la passion des

       Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques

       [25]où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d'alors organisaient des battues contre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.

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      Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et

       sort de ses murs, le sac au dos, le fusil sur l'épaule, avec un

       tremblement de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse.

       C'est superbe à voir.... Par malheur, le gibier manque, il

       [5]manque absolument.

      Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu'à la longue

       elles ont fini par se méfier.

      A cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les

       nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre

       [10]lapereau, pas le plus petit cul-blanc.

      Elles sont cependant bien tentantes, ces jolies collinettes

       tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, de lavande, de romarin;

       et ces beaux raisins muscats gonflés de sucre, qui s'échelonnent

       an bord du Rhône, sont diablement appétissants aussi....

       [15]Oui, mais il y a Tarascon derrière, et dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage eux-mêmes l'ont marqué d'une grande croix sur leurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendant vers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin les clochers [20]de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort: «Voilà Tarascon!... voilà Tarascon!» et toute la bande fait un crochet.

      Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu'un

       vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades

       [25]tarasconnaises et qui s'entête à vivre là! A Tarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s'appelle _le Rapide_. On sait qu'il a son gîte dans la terre de M. Bompard,--ce qui, par parenthèse, a doublé et même triplé le prix de cette terre,--mais on n'a pas encore pu l'atteindre.

      [30]A l'heure qu'il est même, il n'y a plus que deux ou trois enragés qui s'acharnent après lui.

      Les autres en ont fait leur deuil, et _le Rapide_ est passé depuis

       longtemps à l'état de superstition locale, bien que le Tarasconnais

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      soit très peu superstitieux de sa nature et qu'il mange les hirondelles

       en salmis, quand il en trouve.

      --Ah çà! me direz-vous, puisque le gibier est si rare à Tarascon,

       qu'est-ce que les chasseurs tarasconnais font donc tous les

       [5]dimanches?

      Ce qu'ils font?

      Eh mon Dieu! ils s'en vont en pleine campagne, à deux ou

       trois lieues de la ville. Ils se réunissent par petits groupes de

       cinq ou six, s'allongent tranquillement à l'ombre d'un puits, d'un

       [10]vieux mur, d'un olivier, tirent de leurs carniers un bon morceau de boeuf en daube, des oignons crus, un _saucissot_, quelques anchois, et commencent un déjeuner interminable, arrosé d'un de ces jolis vins du Rhône qui font rire et qui font chanter.

      Après quoi, quand on est bien lesté, on se lève, on siffle les

       [15]chiens, on arme les fusils, et on se met en chasse. C'est