découvre chaque jour de nouveaux édifices que je n'avais pas encore soupçonnés. Grâces à la dynastie des Thouloumides, aux califes Fathimites, aux sultans Ayoubites et aux mamelouks Baharites, le Caire est encore une ville des Mille et une Nuits, quoique la barbarie ait détruit ou laissé détruire en très-grande partie les délicieux produits des arts et de la civilisation arabes. J'ai fait mes premières dévotions dans la mosquée de Thouloum, édifice du IXe siècle, modèle d'élégance et de grandeur, que je ne puis assez admirer, quoique à moitié ruiné. Pendant que j'en considérais la porte, un vieux cheïk me fit proposer d'entrer dans la mosquée: j'acceptai avec empressement, et, franchissant lestement la première porte, on m'arrêta tout court à la seconde: il fallait entrer dans le lieu saint sans chaussure; j'avais des bottes, mais j'étais sans bas; la difficulté était pressante. Je quitte mes bottes, j'emprunte un mouchoir à mon janissaire pour envelopper mon pied droit, un autre mouchoir à mon domestique nubien Mohammed, pour mon pied gauche, et me voilà sur le parquet en marbre de l'enceinte sacrée; c'est sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Égypte. La délicatesse des sculptures est incroyable, et cette suite de portiques en arcades est d'un effet charmant. Je ne parlerai ici ni des autres mosquées, ni des tombeaux des califes et des sultans mamelouks, qui forment autour du Caire une seconde ville plus magnifique encore que la première; cela me mènerait trop loin, et c'en est assez de la vieille Égypte, sans m'occuper de la nouvelle.
Lundi 22 septembre, je montai à la citadelle du Caire, pour rendre visite à Habid-Effendi, gouverneur, et l'un des hommes les plus estimés par le vice-roi. Il me reçut fort agréablement, causa beaucoup avec moi sur les monuments de la Haute-Égypte, et me donna quelques conseils pour les étudier plus à l'aise. En sortant de chez le gouverneur, je parcourus la citadelle, et je trouvai d'abord des blocs énormes de grès, portant un bas-relief où est figuré le roi Psammétichus II, faisant la dédicace d'un propylon: je l'ai fait copier avec soin. D'autres blocs épars, et qui ont appartenu au même monument de Memphis d'où ces pierres ont été apportées, m'ont offert une particularité fort curieuse. Chacune de ces pierres, parfaitement dressées et taillées, porte une marque constatant sous quel roi le bloc a été tiré de la carrière; la légende royale, accompagnée d'un titre qui fait connaître la destination du bloc pour Memphis, est gravée dans une aire carrée et creuse. J'ai recueilli sur divers blocs les marques de trois rois: Psammétichus II, Apriès, son fils, et Amasis, successeur de ce dernier: ces trois légendes nous donnent donc la durée de la construction de l'édifice dont ces blocs faisaient partie. Un peu plus loin sont les ruines du palais royal du fameux Salahh-Eddin (le sultan Saladin), le chef de la dynastie des Ayoubites; un incendie a dévoré les toits, il y a quatre ans, et, depuis quelques mois, on démolit parfois ce qui reste de ce grand et beau monument: j'ai pu reconnaître une salle carrée, la principale du palais. Plus de trente colonnes de granit rosé, portant encore les traces de la dorure épaisse qui couvrait leur fût, sont debout, et leurs énormes chapiteaux de sculpture arabe, imitation grossière de vieux chapiteaux égyptiens, sont entassés sur les décombres. Ces chapiteaux, que les Arabes avaient ajoutés à ces colonnes grecques ou romaines, sont tirés de blocs de granit enlevés aux ruines de Memphis, et la plupart portent encore des traces de sculptures hiéroglyphiques: j'ai même trouvé sur l'un d'entre eux, à la partie qui joignait le fût à la colonne, un bas-relief représentant le roi Nectanèbe, faisant une offrande aux dieux. Dans une de mes courses à la citadelle, où je suis allé plusieurs fois pour faire dessiner les débris égyptiens, j'ai visité le fameux puits de Joseph, c'est-à-dire le puits que le grand Saladin (Salahh-Eddin-Joussouf) a fait creuser dans la citadelle, non loin de son palais; c'est un grand ouvrage. J'ai vu aussi la ménagerie du pacha, consistant en un lion, deux tigres et un éléphant; je suis arrivé trop tard pour voir l'hippopotame vivant: la pauvre bête venait de mourir d'un coup de soleil, pris en faisant sa sieste sans précaution; mais j'en ai vu la peau empaillée à la turque, et pendue au-dessus de la porte principale de la citadelle. J'ai visité avant-hier Mahammed-Bey, defterdar (trésorier) du pacha. Il m'a fait montrer la maison qu'il construit à Boulaq sur le Nil, et dans les murailles de laquelle il a fait encastrer, comme ornement, d'assez beaux bas-reliefs égyptiens, venant de Sakkarah; c'est un pas fort remarquable, fait par un des ministres du pacha, assez renommé pour son opposition à la réforme.
J'ai trouvé ici notre agent consulaire, M. Derche, malade, et, parmi les étrangers, lord Prudhoe, M. Burton et le major Félix, Anglais, qui s'occupent beaucoup d'hiéroglyphes, et qui me comblent de bontés. Je n'ai encore fait aucune acquisition; je présume que notre arrivée a fait hausser le prix des antiquités; mais cela ne peut durer longtemps. Je pars demain ou après pour Memphis; je ne reviendrai pas au Caire cette année; nous débarquerons près de Mit-Rahinéh (le centre des ruines de la vieille ville), où je m'établirai; je pousserai de là des reconnaissances sur Sakkarah, Dahschour et toute la plaine de Memphis, jusqu'aux grandes pyramides de Giséh, d'où j'espère dater ma prochaine lettre. Après avoir couru le sol de la seconde capitale égyptienne, je mets le cap sur Thèbes, où je serai vers la fin d'octobre, après m'être arrêté quelques heures à Abydos et à Dendérah. Ma santé est toujours excellente et meilleure qu'en Europe; il est vrai que je suis un homme tout nouveau: ma tête rasée est couverte d'un énorme turban; je suis complètement habillé à la turque, une belle moustache couvre ma bouche, et un large cimeterre pend à mon côté; ce costume est très-chaud, et c'est justement ce qui convient en Égypte; on y sue à plaisir et l'on s'y porte de même. Les Arabes me prennent partout pour un naturel; dans peu je pourrai joindre l'illusion de la parole à celle des habits; je débrouille mon arabe, et à force de jargonner, on ne me prendra plus pour un débutant. J'ai déjà recueilli des coquilles du Nil pour M. de Férussac ... J'attends impatiemment des lettres de Paris ... Adieu.
QUATRIÈME LETTRE
Sakkarah, le 5 octobre 1828.
Nous sommes restés au Caire jusqu'au 30 septembre, et le soir du même jour nous avons couché dans notre maasch, afin de mettre à la voile le lendemain de bonne heure pour gagner l'ancien emplacement de Memphis. Le 1er octobre, nous passâmes la nuit devant le village de Massarah, sur la rive orientale du Nil, et le lendemain, à six heures du matin, nous courûmes la plaine pour atteindre de grandes carrières que je voulais visiter, parce que Memphis, sise sur la rive opposée, et précisément en face, doit être sortie de leurs vastes flancs. La journée fut excessivement pénible; mais je visitai presque une à une toutes les cavernes dont le penchant de la montagne de Thorrah est criblé. J'ai constaté que ces carrières de beau calcaire blanc ont été exploitées à toutes les époques, et j'ai trouvé: 1° une inscription datée du mois de Paophi de l'an IV de l'empereur Auguste; 2° une seconde inscription de l'an VII, même mois, d'un Ptolémée, qui doit être Soter Ier, puisqu'il n'y a pas de surnom; 3° une inscription de l'an II du roi Acoris, l'un des insurgés contre les Perses; enfin, deux de ces carrières et les plus vastes ont été ouvertes l'an XXII du roi Amosis, le père de la dix-huitième dynastie, comme portent textuellement deux belles stèles sculptées à même dans le roc, à côté des deux entrées. Ces mêmes stèles indiquent aussi que les pierres de cette carrière ont été employées aux constructions des temples de Phtha, d'Apis et d'Ammon, à Memphis, et cette indication donne la date de ces mêmes temples bien connus de l'antiquité. J'ai trouvé aussi, dans une autre carrière, pour l'époque pharaonique, deux monolithes tracés à l'encre rouge sur les parois, avec une finesse extrême et une admirable sûreté de main: la corniche de l'un de ces monolithes, qui n'ont été que mis en projet, sans commencement d'exécution, porte le prénom et le nom propre de Psammétichus Ier. Ainsi, les carrières de la montagne arabique, entre Thorrah et Massarah, ont été exploitées sous les Pharaons, les Perses, les Lagides, les Romains et dans les temps modernes; j'ajoute que cela tient à leur voisinage des capitales successives de l'Égypte, Memphis, Fosthat et le Caire. Rentrés le soir dans nos vaisseaux, comme les Grecs venant de livrer