à évoquer ainsi un bonheur peu visible, au milieu de malheurs très réels, une justice peut-être idéale, au sein d'une injustice, hélas! trop matérielle, et un amour assez malaisément saisissable dans de la haine ou de l'indifférence bien manifeste. Il semble qu'il ne soit guère opportun d'aller chercher, à loisir, en des replis cachés au fond du coeur de l'humanité, quelques motifs de confiance ou de sérénité, quelques occasions de sourire, de s'épanouir et d'aimer, quelques raisons de remercier et d'admirer, quand la plus grande partie de cette humanité, au nom de laquelle on se permet d'élever la voix, loin de pouvoir s'attarder aux jouissances intérieures et aux consolations profondes, mais si péniblement atteintes, que le penseur satisfait préconise, n'a même pas l'assurance ni le temps de goûter jusqu'au bout les misères et les désolations de la vie.
On a reproché ainsi aux moralistes, à Epictète entre autres, de ne jamais s'occuper que du sage. Il y a du vrai dans ce reproche, comme il y a du vrai dans presque tous les reproches qu'on peut faire. Au fond, si l'on avait le courage de n'écouter que la voix la plus simple, la plus proche, la plus pressante de sa conscience, le seul devoir indubitable serait de soulager autour de soi, dans un cercle aussi étendu que possible, le plus de souffrances qu'on pourrait. Il faudrait se faire infirmier, visiteur des pauvres, consolateur des affligés, fondateur d'usines modèles, médecin, laboureur, que sais-je, ou tout au moins ne s'appliquer, comme le savant de laboratoire, qu'à arracher à la nature ses secrets matériels les plus indispensables. Seulement, un monde où il n'y aurait plus, à un moment donné, que des gens se secourant les uns les autres ne persisterait pas longtemps dans cette oeuvre charitable si personne n'usurpait le loisir nécessaire pour se préoccuper d'autre chose. C'est grâce à quelques hommes qui paraissent inutiles qu'il y aura toujours un certain nombre d'hommes incontestablement utiles. La meilleure partie du bien qu'on fait autour de nous, à cette heure, est née d'abord dans l'esprit de l'un de ceux qui négligèrent peut-être plus d'un devoir immédiat et urgent pour réfléchir, pour rentrer en eux-mêmes, pour parler. Est-ce à dire qu'ils aient fait ce qu'il y avait de mieux à faire? Qui oserait répondre à cette question? Ce qu'il y a de mieux à faire semble toujours, aux yeux de l'âme humblement honnête qu'il faut s'efforcer d'être, le devoir le plus simple et le plus proche, mais il n'en serait pas moins regrettable que tout le monde s'en fût toujours tenu au devoir le plus proche. À toutes les époques, il y eut des êtres qui purent s'imaginer loyalement qu'ils remplissaient tous les devoirs de l'heure présente en songeant aux devoirs de l'heure qui allait suivre. La plupart des penseurs affirment volontiers que ces êtres ne se trompèrent point. Il est bon que le penseur affirme quelque chose. Il est vrai, pour le dire en passant, que la sagesse se trouve parfois dans le contraire de ce que le plus sage affirme. Qu'importe? on ne l'y eût pas aperçue sans cette affirmation; et le sage a fait son devoir.
II
Aujourd'hui, la misère est une maladie de l'humanité comme la maladie est une misère de l'homme. Il y a des médecins pour la maladie, comme il faudrait des médecins pour la misère humaine. Mais, de ce que l'état de maladie est malheureusement très commun, s'ensuit-il qu'on ne doive jamais s'occuper de la santé, et que celui qui enseigne l'anatomie, par exemple, qui est la science physique correspondant le plus exactement à la morale, ait uniquement à tenir compte des déformations qu'une déchéance plus ou moins générale inflige au corps de l'homme? Il importe qu'il parte d'un corps sain et bien constitué, comme il importe que le moraliste qui s'efforce de regarder par delà l'heure présente, parte d'une âme heureuse, ou qui du moins a ce qu'il faut pour l'être, hormis la conscience suffisante.
Nous vivons au sein d'une grande injustice, mais il n'y a, je pense, ni indifférence ni cruauté, à parler parfois comme si cette injustice n'était plus, sans quoi l'on ne sortirait jamais de son cercle.
Il faut bien que quelques-uns se permettent de penser, de parler et d'agir comme si tous étaient heureux; sinon, quel bonheur, quelle justice, quel amour, quelle beauté, trouveraient tous les autres le jour où le destin leur ouvrira les jardins publics de la terre promise? On peut dire, il est vrai, qu'il conviendrait d'aller d'abord «au plus pressé». Mais aller « au plus pressé» n'est pas toujours le parti le plus sage. Mieux vaut souvent aller tout de suite «au plus haut». Si les eaux envahissent la demeure du paysan hollandais, la mer ou la rivière voisine ayant percé la digue qui défend la campagne, le plus pressé, pour lui, sera de sauver ses bestiaux, ses fourrages et ses meubles, mais le plus sage, d'aller lutter contre les flots, au sommet de la digue, et d'y appeler tous ceux qui vivent sous la protection des terres ébranlées.
L'humanité a été jusqu'ici comme une malade qui se tourne et se retourne sur son lit pour trouver le repos, mais cela n'empêche pas que les seules paroles véritablement consolantes qui lui aient été dites, l'ont été par ceux qui lui parlaient comme si elle n'eût jamais été malade. C'est que l'humanité est faite pour être heureuse, comme l'homme est fait pour être bien portant, et quand on lui parle de sa misère, au sein même de la misère la plus universelle et la plus permanente, on a l'air de ne lui dire que des paroles accidentelles et provisoires. Il n'y a rien de déplacé à s'adresser à elle comme si elle se trouvait toujours à la veille d'un grand bonheur ou d'une grande certitude. En réalité elle s'y trouve par son instinct, dût-elle ne jamais atteindre le lendemain. Il est bon de croire qu'un peu plus de pensée, un peu plus de courage, un peu plus d'amour, un peu plus de curiosité, un peu plus d'ardeur à vivre suffira quelque jour à nous ouvrir les portes de la joie et de la vérité. Cela n'est pas tout à fait improbable. On peut espérer qu'un jour tout le monde sera heureux et sage; et si ce jour ne vient jamais, il n'est pas criminel de l'avoir espéré.
En tout cas, il est utile de parler du bonheur aux malheureux, pour leur apprendre à le connaître. Ils s'imaginent si volontiers que le bonheur est une chose extraordinaire et presque inaccessible! Mais si tous ceux qui peuvent se croire heureux disaient bien simplement les motifs de leur satisfaction, on verrait qu'il n'y a jamais, de la tristesse à la joie, que la différence d'une acceptation un peu plus souriante, un peu plus éclairée, à un asservissement hostile et assombri; d'une interprétation étroite et obstinée à une interprétation harmonieuse et élargie. Ils s'écrieraient alors: «N'est-ce donc que cela? Mais nous aussi nous possédons dans notre coeur les éléments de ce bonheur.» En effet vous les y possédez. À moins de grands malheurs physiques, tout le monde les possède. Mais ne parlez pas de ce bonheur avec mépris. Il n'y en a point d'autre. Le plus heureux des hommes est celui qui connaît le mieux son bonheur; et celui qui le connaît le mieux est celui qui sait le plus profondément que le bonheur n'est séparé de la détresse que par une idée haute, infatigable, humaine et courageuse.
C'est de cette idée qu'il est salutaire de parler le plus souvent possible; non pas pour imposer celle que l'on possède, mais pour faire naître peu à peu dans le coeur de ceux qui nous écoutent le désir d'en posséder une à leur tour. Cette idée est différente pour chacun de nous. La vôtre ne me convient point; vous aurez beau me la répéter avec éloquence, elle n'atteindra pas les organes cachés de ma vie. Il faut que j'acquière la mienne en moi-même, par moi-même. Mais tout en ne parlant que de la vôtre, vous m'aiderez sans le savoir à acquérir la mienne. Il arrivera que ce qui vous attriste me réconfortera, que ce qui vous console m'affligera peut-être, peu importe; ce qu'il y a de beau dans votre vision consolante entrera dans mon affliction, et ce qu'il y a de grand dans votre tristesse passera dans ma joie, si ma joie est digne de votre tristesse. Ce qu'il faut, avant tout, c'est préparer à la surface de notre âme une certaine hauteur pour y recevoir cette idée, comme les prêtres d'anciennes religions dénudaient et débarrassaient de ses épines et de ses ronces le sommet d'une montagne pour y recevoir le feu du ciel. Il n'est pas impossible que, demain, on nous envoie du fond de la planète Mars, dans la vérité définitive sur la constitution et sur le but de l'univers, la formule infaillible du bonheur. Elle ne changera, n'améliorera quelque chose, en notre vie morale, qu'autant que nous vivions depuis longtemps dans l'attente et le désir de l'amélioration. Chacun de nous profitera et jouira des bienfaits de cette formule, cependant invariable, en proportion de l'espace désintéressé, purifié, attentif et déjà