Maurice Maeterlinck

La sagesse et la destinée


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peu haut. Il est bon que la contemplation nous apprenne à nous désintéresser de toutes nos passions inférieures, mais il ne faut pas qu'elle affaiblisse ou décourage le plus humble de nos désirs de vérité, de justice et d'amour.

      D'où vient-elle, cette règle que je formule ainsi? je n'en sais rien moi-même. Elle me paraît humaine et nécessaire, voilà tout; et je n'en saurais donner d'autres raisons que des raisons sentimentales. Mais les raisons sentimentales sont parfois les moins méprisables. Et si j'atteignais un sommet d'où cette loi ne me paraîtrait plus utile, j'écouterais l'instinct secret qui me dirait de ne pas m'arrêter, de m'élever encore, jusqu'à ce que j'aperçoive de nouveau toute son utilité.

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      Après cette introduction générale, parlons plus particulièrement de l'influence que la sagesse peut avoir sur notre destinée. Et puisque l'occasion s'en présente, il est peut-être utile de faire observer, dès l'abord, qu'on chercherait en vain une méthode bien rigoureuse dans ce livre. Il n'est composé que de méditations interrompues, qui s'enroulent avec plus ou moins d'ordre autour de deux ou trois objets. Il ne prétend persuader personne, il n'entend rien prouver. Au demeurant, les livres n'ont guère, dans la vie, l'importance que la plupart des hommes qui les écrivent ou qui les lisent veulent bien leur accorder. Il suffirait de les écouter dans l'esprit où l'un de mes amis, qui est un grand sage, écoutait un jour le récit des derniers instants de l'empereur Antonin le Pieux. Antonin le Pieux qui, à plus juste titre encore que Marc-Aurèle, peut être considéré comme l'homme le meilleur et le plus parfait que la terre ait porté, car à toute la sagesse, à toute la profondeur, à toute la bonté, à toutes les vertus de son fils adoptif, il joignait je ne sais quoi de plus viril, de plus énergique, de plus pratique, de plus simplement heureux et de plus spontané, qui le rapprochait davantage de la vérité quotidienne, Antonin le Pieux, étendu sur son lit, attendait la mort, les yeux voilés de larmes involontaires et les membres baignés des pâles sueurs de l'agonie. À ce moment, le chef des gardes du palais entra dans sa chambre, pour lui demander, selon l'usage, le mot d'ordre. Æquanimitas, égalité d'âme, répondit-il en tournant la tête du côté de l'ombre éternelle. Il est beau d'aimer et d'admirer cette parole, disait mon ami. Il est plus beau encore, ajoutait-il, de savoir sacrifier sans que personne le remarque, sans que soi-même on songe à s'en apercevoir, le temps que le hasard nous accorde pour l'admirer, à la première venue des petites oeuvres utiles et simplement vivantes que le même hasard offre sans cesse à la bonne volonté de notre coeur.

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      «Leur destinée voulait sans doute qu'ils fussent opprimés par les hommes ou par les événements partout où ils se planteraient.» dit un auteur en parlant des héros de son livre. Il en est ainsi de la plupart des hommes. Il en est ainsi de tous ceux qui n'ont pas appris à séparer leur destinée extérieure de leur destinée morale. Ils sont semblables au petit ruisseau aveugle que je contemplais un matin, du haut d'une colline. Tâtonnant, se débattant, trébuchant et chancelant sans cesse au fond d'une vallée obscure, il cherchait sa route vers le grand lac qui dormait de l'autre côté de la forêt, dans la paix de l'aurore. Ici, c'était un quartier de basalte qui l'obligeait à quatre longs détours, là-bas, les racines d'un vieil arbre, plus loin encore, le simple souvenir d'un obstacle à jamais disparu le faisait remonter vers sa source en bouillonnant en vain, et l'éloignait indéfiniment de son but et de son bonheur. Mais, dans une autre direction, et presque perpendiculairement au ruisseau affolé, malheureux, inutile, une force supérieure aux forces instinctives avait tracé à travers la campagne, à travers les pierres écroulées, à travers la forêt obéissante, une sorte de long canal, ferme, verdoyant, insoucieux, pacifique, allant sans hésiter, de son pas calme et clair, des profondeurs d'une autre source cachée à l'horizon, vers le même lac lumineux et tranquille. Et j'avais à mes pieds l'image des deux grandes destinées qui sont offertes à l'homme.

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      À côté de ceux qui sont opprimés par les hommes et par les événements, il y a en effet d'autres êtres en qui se trouve une sorte de force intérieure à laquelle se soumettent non seulement les hommes, mais même les événements, qui les entourent. Ils ont conscience de cette force; et cette force n'est d'ailleurs autre chose qu'un sentiment de soi-même qui a su s'étendre au delà des bornes de la conscience habituelle aux hommes.

      On n'est chez soi, on n'est à l'abri des caprices du hasard, on n'est heureux et fort que dans l'enceinte de sa conscience. Au reste, ces choses ont été dites trop souvent pour que nous nous y arrêtions, si ce n'est pour fixer notre point de départ. Un être ne grandit que dans la mesure où il augmente sa conscience, et sa conscience augmente à mesure qu'il grandit. Il y a ici d'admirables échanges; et de même que l'amour est insatiable d'amour, toute conscience est insatiable d'extension, d'élévation morale, et toute élévation morale est insatiable de conscience.

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      Mais ce sentiment de soi-même, tel qu'on le comprend d'habitude, se limite trop volontiers à la connaissance de nos défauts et de nos qualités. Il peut s'étendre à des mystères infiniment plus secourables. Se connaître soi-même, ce n'est pas seulement se connaître au repos ou se connaître plus ou moins dans le présent et le passé. Les êtres dont je parle n'ont en eux cette force que parce qu'ils se connaissent aussi dans l'avenir. Avoir conscience de soi-même, pour les hommes les plus grands, c'est avoir conscience, jusqu'à un certain point, de son étoile ou de sa destinée. Ils connaissent une partie de leur avenir parce qu'ils sont déjà une partie de cet avenir même. Ils ont confiance en eux parce qu'ils savent dès aujourd'hui ce que les événements deviendront dans leur âme. L'événement en soi, c'est l'eau pure que nous verse la fortune et il n'a d'ordinaire par lui même ni saveur, ni couleur, ni parfum. Il devient beau ou triste, doux ou amer, mortel ou vivifiant, selon la qualité de l'âme qui le recueille. Il arrive sans cesse à ceux qui nous entourent mille et mille aventures qui semblent toutes chargées de germes d'héroïsme, et rien d'héroïque ne s'élève après que l'aventure s'est dissipée. Mais Jésus-Christ rencontre sur sa route une troupe d'enfants, une femme adultère ou la Samaritaine, et l'humanité monte trois fois de suite à la hauteur de Dieu.

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      On devrait pouvoir dire qu'il n'arrive aux hommes que ce qu'ils veulent qu'il leur arrive. Nous n'avons, il est vrai, qu'une influence affaiblie sur un certain nombre d'événements extérieurs; mais nous avons une action toute puissante sur ce que ces événements deviennent en nous-mêmes, c'est-à-dire sur la partie spirituelle qui est la partie lumineuse et immortelle de tout événement. Il est des milliers d'êtres en qui cette partie spirituelle qui demande à naître de tout amour, de tout malheur ou de toute rencontre n'a pu vivre un instant, et ceux-là passent comme des épaves sur un fleuve. Il en est quelques autres en qui cette part immortelle absorbe tout; et ceux-là sont comme des îles sur la mer, car ils ont trouvé un point fixe d'où ils commandent aux destinées intimes; et la destinée véritable est une destinée intime. Pour la plupart des hommes, c'est ce qui leur arrive qui assombrit ou éclaire leur vie; mais la vie intérieure de ceux dont je parle éclaire seule tout ce qui leur arrive. Si vous aimez, ce n'est pas cet amour qui fait partie de votre destinée; c'est la conscience de vous-même que vous aurez trouvée au fond de cet amour