Comtesse de Ségur

Pauvre Blaise


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Il hésita quelques instants, puis il reprit d'un ton plus doux:

      «C'était pour mon fils que je vous demandais le vôtre; mais peut-être avez-vous raison... Quand mon fils voudra jouer avec votre garçon, il ira le chercher chez vous. Au revoir, ajouta-t-il en faisant de la main un geste d'adieu. Quel est votre nom?

      —Anfry, Monsieur le comte, à votre service, quand il vous plaira.»

      Anfry sortit, redescendit l'escalier et fut arrêté dans le vestibule par des domestiques, curieux de savoir ce que leur maître avait pu vouloir à un homme d'aussi petite importance qu'un concierge de château; Anfry leur répondit brièvement, sans s'arrêter, et rentra chez lui.

      Blaise était devant la grille; il époussetait et nettoyait quand son père rentra.

      «As-tu vu le garçon de M. le comte? lui demanda Anfry.

      BLAISE

      Non, papa; je n'ai vu personne, qu'un domestique, qui est venu me dire d'aller voir M. Jules.

      ANFRY

      Tu n'y as pas été, j'espère bien?

      BLAISE

      Non, papa, vous me l'aviez défendu; d'ailleurs, je n'ai guère envie de lier connaissance avec ce M. Jules. Je me figure qu'il ne doit pas être bon.

      —Tu pourrais avoir raison; travaille, va à l'école, ce sera mieux pour toi que courailler et paresser toute la journée. En attendant, va me chercher ma serpe que j'ai laissée au bûcher; il y a des branches qui avancent sur la grille et qui gênent pour l'ouvrir. Je veux les couper.»

      Blaise, toujours prompt à obéir, partit en courant; il entra au bûcher et y trouva Jules de Trénilly, qui essayait de couper des rognures de bois avec la serpe, qu'il avait ramassée.

      «Voulez-vous me donner cette serpe, Monsieur? lui dit Blaise poliment.

      JULES

      Elle n'est pas à toi, je ne te la rendrai pas.

      BLAISE

      Pardon, Monsieur, elle est à papa; il m'a envoyé pour la chercher.

      JULES

      Je te dis que j'en ai besoin; laisse-moi tranquille.

      BLAISE

      Mais papa en a besoin aussi, je dois la lui rapporter.

      JULES

      Vas-tu me laisser tranquille; tu m'ennuies.»

      Blaise insista encore pour avoir sa serpe; Jules continuait à la refuser; Blaise s'approcha pour la retirer des mains de Jules, qui se mit en colère et menaça de la lancer à la tête de Blaise. Il fit, en effet, le mouvement de la jeter; la serpe, trop lourde, retomba sur son pied et lui fit une entaille au soulier, au bas et à la peau; Jules se mit à crier; Michel, le garçon d'écurie, accourut et s'effraya en voyant du sang au pied de son jeune maître.

      «Comment vous êtes-vous blessé, Monsieur Jules? lui demanda-t-il.

      JULES, criant

      C'est ce méchant garçon qui m'a fait mal. Il m'a coupé avec la serpe.

      MICHEL, avec rudesse

      Méchant garnement! que viens-tu faire ici? Tu es le fils du concierge; va à ta niche et n'en sors pas... Ne pleurez pas, pauvre Monsieur Jules; nous allons bien faire gronder ce mauvais sujet qui vous a fait mal.

      JULES

      Tu diras, Michel, qu'il m'a donné un coup de serpe.

      MICHEL

      Mais est-ce bien vrai? Je n'ai rien vu, moi.

      JULES

      C'est égal, dis toujours, puisque c'est sa faute; si tu ne veux pas, je dirai que c'est toi, et je te ferai chasser.

      MICHEL

      Non, non, Monsieur Jules, non, non, il ne faut pas me faire chasser; je dirai comme vous me l'ordonnez.»

      Et Michel prit Jules dans ses bras et l'emporta au château.

      Le pauvre Blaise était resté immobile, stupéfait. Enfin il ramassa la serpe et se dit:

      «Faut-il que ce garçon soit méchant! Je vais vite tout raconter à papa, pour qu'il connaisse la vérité et qu'il sache bien que ce n'est pas moi qui l'ai blessé.»

      Il courut vers la grille; son père l'attendait avec impatience.

      «Tu y as mis du temps, mon garçon, dit-il en recevant la serpe. Qu'est-ce qui t'a retenu si longtemps?»

      Blaise, tout essoufflé, raconta à son père ce qui s'était passé; il avait à peine terminé son récit, que M. de Trénilly parut en haut de l'avenue, marchant d'un pas précipité vers la grille.

      «Anfry! cria-t-il avec colère, amenez-moi ce petit drôle, qui s'est caché dans la maison quand il m'a aperçu.»

      Anfry marcha seul vers M. de Trénilly.

      «Monsieur le comte, dit-il le chapeau à la main, je crois savoir ce qui vous amène ici, et je sais que mon fils n'est pas coupable de ce qui est arrivé.

      M. DE TRÉNILLY

      Comment, pas coupable? Mon fils a au pied une grande entaille que lui a faite votre garçon avec sa serpe, et vous trouvez qu'il n'est pas coupable?

      ANFRY

      Ce n'est pas mon garçon, c'est le vôtre qui se l'est faite lui-même.

      M. DE TRÉNILLY

      Ceci est trop fort, par exemple! Me faire croire que mon fils s'est coupé pour le plaisir d'avoir une plaie et d'en souffrir pendant huit jours.

      ANFRY

      Non, Monsieur le comte, mais par imprudence et par colère.»

      Alors Anfry raconta à M. de Trénilly ce que venait de lui apprendre Blaise.

      «Faites-le venir, dit M. de Trénilly, je veux l'entendre raconter à lui-même.»

      Anfry alla chercher Blaise, qu'il trouva blotti derrière un rideau.

      ANFRY

      Allons, Blaisot, viens parler à M. le comte; il veut que tu lui racontes ce qui s'est passé avec M. Jules.

      BLAISE

      Oh! papa, j'ai peur. Il a l'air en colère; il va me battre.

      ANFRY

      Te battre! Sois tranquille, mon garçon, je suis là, moi; s'il fait mine de te toucher, je t'emmène et nous quitterons la maison, seulement le temps d'emporter nos effets.»

      Blaise sortit de sa cachette et, tout tremblant, suivit son père, qui l'emmena devant M. de Trénilly. Blaise n'osait lever les yeux; M. de Trénilly le regardait avec colère.

      «Raconte-moi comment mon fils a reçu sa blessure, dit-il enfin avec dureté.

      BLAISE

      Il ne voulait pas me rendre la serpe que papa m'avait envoyé chercher, Monsieur; j'ai insisté, il s'est fâché, il a voulu m'en donner un coup; la serpe est lourde, elle est retombée malgré lui et l'a blessé au pied.

      M. DE TRÉNILLY

      Tu mens! je te dis que tu mens!

      BLAISE, vivement

      Non, Monsieur, je ne mens pas; je ne mens jamais. Si j'avais blessé M. Jules, je l'aurais dit sans attendre qu'on me le demandât.»

      L'honnête indignation de Blaise parut faire impression sur M. de Trénilly; il regarda alternativement Blaise et Anfry, et s'en alla en se disant à mi-voix:

      «C'est singulier! Il a l'air franc et honnête; mais pourquoi Jules aurait-il fait ce conte,