Anonyme

Les Alcooliques anonymes, Quatrième édition


Скачать книгу

Le matin du même jour, ce titre cotait à 52. J’étais ruiné et plusieurs de mes amis aussi. Les journaux rapportaient que des hommes s’étaient suicidés en se jetant du haut des tours de la bourse. Cela me révoltait. Moi, je ne me suiciderais pas. Je suis retourné au bar. Mes amis avaient perdu plusieurs millions depuis dix heures le matin. Et alors ? Demain était un autre jour. Tout en buvant, je me suis senti envahi à nouveau par la même détermination féroce de gagner que j’avais autrefois.

      Le lendemain matin, j’ai téléphoné à un ami de Montréal. Il lui restait encore beaucoup d’argent. Il croyait que je ferais mieux d’aller m’installer au Canada. Le printemps suivant, ma femme et moi avions repris notre train de vie habituel. Je me sentais comme Napoléon au retour de l’île d’Elbe. Pas d’île Sainte-Hélène pour moi ! Mais l’alcool m’ayant rattrapé, mon généreux ami fut contraint de se séparer de moi. Cette fois, nous allions rester sans argent.

      Nous sommes allés vivre chez les parents de ma femme. J’ai trouvé un emploi que j’ai perdu par la suite à cause d’une querelle avec un chauffeur de taxi. Heureusement, personne ne pouvait deviner que pendant cinq ans, j’allais demeurer sans emploi véritable et ne pas dégriser un seul instant. Ma femme avait trouvé du travail dans un grand magasin et quand elle rentrait à la maison épuisée, elle me trouvait soûl. Chez les courtiers, où je traînais, j’étais devenu un indésirable.

      L’alcool n’était désormais plus un luxe mais une nécessité. Deux et parfois trois bouteilles de gin de contrebande par jour avaient fini par constituer ma ration coutumière. De temps en temps, une petite transaction me rapportait quelques centaines de dollars ; j’acquittais alors mes dettes dans les bars et les casse-croûte. Le même manège se répétait sans cesse et j’ai commencé à m’éveiller très tôt le matin, secoué de violents tremblements. Il me fallait boire au moins un grand verre de gin et six bouteilles de bière avant d’être en mesure de prendre mon petit déjeuner. Néanmoins, je demeurais convaincu de pouvoir maîtriser la situation et je traversais des périodes de sobriété qui redonnaient espoir à ma femme.

      Les choses se sont détériorées peu à peu. Le créancier hypothécaire a saisi la maison, ma belle-mère est morte, ma femme et mon beau-père sont tombés malades.

      C’est alors qu’une affaire prometteuse s’est présentée. Les actions étaient à leur plus bas niveau pour l’année 1932 et j’avais réussi tant bien que mal à former un groupe d’acheteurs. Je devais toucher une part généreuse des profits. Une cuite magistrale m’a fait perdre cette occasion.

      Ce coup m’a ouvert les yeux. Il fallait que ça cesse. Je me suis rendu compte que je ne pouvais plus prendre même un seul verre. J’en avais fini pour toujours. Jusque-là, j’avais fait quantité de belles promesses, mais ma femme a senti, tout heureuse, que j’étais vraiment sérieux cette fois. Effectivement, je l’étais.

      Peu de temps après, je suis rentré ivre à la maison. Je n’avais même pas résisté. Qu’était-il donc arrivé de ma grande résolution ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je n’y avais même pas pensé. Quelqu’un m’avait tendu un verre et, tout bonnement, je l’avais pris. Étais-je fou ? Je commençais à me le demander ; tant d’inconséquence me semblait frôler la démence.

      J’ai renouvelé ma résolution et j’ai essayé de nouveau. Après un certain temps, la confiance que j’avais acquise a commencé à faire place à la présomption. Je pouvais tourner le dos aux bars et à l’alcool. J’avais désormais ce qu’il fallait ! Un jour, je suis entré dans un café pour téléphoner. En un rien de temps, j’étais au bar, martelant le comptoir en me demandant comment c’était arrivé. À mesure que le whisky me montait à la tête, je me disais que je m’en tirerais mieux la prochaine fois mais que pour l’instant, il valait mieux prendre un bon coup. Ce que j’ai fait.

      Je ne pourrai jamais oublier le remords, l’horreur et le désespoir que j’ai ressentis aux premières lueurs du jour. Le courage de combattre n’y était tout simplement pas. Je n’arrivais pas à mettre de l’ordre dans ma tête agitée et j’avais le sentiment terrible d’une catastrophe imminente. Il faisait à peine jour. Je n’osais traverser la rue de peur de m’effondrer et d’être écrasé par un camion. Je suis entré dans un établissement ouvert toute la nuit pour y boire une douzaine de verres de bière. Mes nerfs crispés se sont enfin calmés. En lisant le journal du matin, j’ai appris que le marché avait encore une fois coulé à pic. Comme moi. Le marché s’en remettrait, mais pas moi. Cette pensée m’a fait mal. Me suicider ? Non, pas maintenant. Puis, mon esprit s’est embrouillé et alourdi. Un gin arrangerait les choses. Alors, j’ai pris deux bouteilles et... tout est tombé dans l’oubli.

      Le corps et l’esprit sont de merveilleuses machines car les miens ont résisté à cette agonie pendant deux autres années. Parfois, lorsque la terreur et la folie du matin s’emparaient de moi, je volais de l’argent dans le maigre porte-monnaie de ma femme. Puis, étourdi et vacillant, j’allais à la fenêtre ouverte ou jusqu’à l’armoire à pharmacie où était rangé du poison et là, je me traitais de poule mouillée. Ma femme et moi faisions des aller et retour de la ville à la campagne pour chercher à fuir cette situation. Un soir, la torture physique et mentale est devenue si atroce que j’ai eu peur de sauter par la fenêtre. Pour échapper à la tentation, j’ai traîné tant bien que mal mon matelas jusqu’à l’étage inférieur. Un médecin est venu m’administrer de puissants sédatifs. Le lendemain, je mêlais gin et sédatifs. Ce cocktail eut vite fait de me terrasser. On craignait pour ma santé mentale. Moi de même. Lorsque je buvais, je ne mangeais rien ou presque rien et j’étais quarante livres au-dessous de mon poids normal.

      Grâce à la sollicitude de ma mère et de mon beau-frère médecin, j’ai été admis dans un hôpital reconnu dans tout le pays pour son programme de réhabilitation physique et mentale pour alcooliques. Sous les effets d’un traitement à la belladone, mon esprit s’est éclairci. L’hydrothérapie et de légers exercices m’ont aussi fait du bien. Mieux encore, j’ai connu un médecin compréhensif : il m’a expliqué que si j’étais incontestablement égoïste et écervelé, j’avais néanmoins été gravement malade, physiquement et mentalement.

      J’ai été quelque peu soulagé d’apprendre que chez les alcooliques, la volonté est étonnamment faible lorsqu’il s’agit de combattre l’alcool alors que, souvent, elle est ferme dans d’autres domaines. Je trouvais enfin une explication à mon comportement incroyablement en désaccord avec mon désir intense de cesser de boire. Comprenant enfin ma condition, je suis parti, plein d’espoir. Pendant trois ou quatre mois, l’optimisme m’a donné des ailes. J’allais en ville régulièrement et j’ai même fait un peu d’argent. La connaissance de soi, voilà où se trouvait sûrement la réponse.

      Ce n’était pas la bonne réponse car le jour terrible est venu où j’ai bu de nouveau. Ma santé morale et physique a coulé à pic. Après un certain temps, je suis retourné à l’hôpital. J’ai eu l’impression que c’était la fin, le tomber de rideau. Ma pauvre femme, exténuée et désespérée, a été prévenue de mon état : j’allais mourir d’une défaillance cardiaque au cours d’une crise de delirium tremens, ou bien devenir un cas d’imprégnation éthylique peut-être en moins d’un an. Bientôt, elle devrait se résoudre à me confier aux soins des pompes funèbres ou d’un hôpital psychiatrique.

      Personne n’avait besoin de me le dire. Je le savais déjà, et j’en étais presque heureux. C’était un coup mortel porté à mon orgueil. Voilà que moi, qui avais une si haute opinion de moi-même, de mes aptitudes et de ma capacité à surmonter les obstacles, j’étais finalement battu. J’allais maintenant plonger dans le noir, me joignant au défilé sans fin des idiots qui étaient déjà passés par là. Je pensais à ma pauvre femme. Nous avions été très heureux malgré tout. Qu’est-ce que je n’aurais pas fait pour me faire pardonner ! Mais il était désormais trop tard.

      Il n’y a pas de mots pour décrire la solitude et le désespoir que j’ai vécus dans l’amère noirceur de l’apitoiement. Je me sentais comme entouré