Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris


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s'interrompit comme s'il eût été pris d'un scrupule soudain.

      Il promena son regard autour du cabinet, pour bien s'assurer que nul ne pouvait l'entendre, et c'est à voix basse, de l'air le plus mystérieux, qu'il continua:

      —D'ailleurs, Mlle Sabine, je peux bien vous confier cela, à vous, a toujours été abandonnée à elle-même, elle est libre autant que le serait un garçon... Enfin, vous m'entendez.

      B. Mascarot était subitement devenu fort attentif.

      —Bah!... fit-il, Mlle Sabine aurait un amoureux?

      —Tout juste.

      —Impossible!... mon garçon. Et même, tiens, laisse-moi te le dire, tu as tort de répéter des suppositions malveillantes.

      Cette simple observation parut indigner le discret domestique.

      —Des suppositions!... fit-il. Jamais... On sait ce qu'on sait. Si je parle de l'amoureux, c'est que je l'ai vu, de mes yeux, non pas une, mais deux fois.

      A la façon dont le bon placeur tracassa ses lunettes, Beaumarchef eût reconnu qu'il était intéressé au plus haut point.

      —Vraiment! dit-il. Conte-moi donc cela.

      —Eh bien!... La première fois, c'était à l'église, un matin, que mademoiselle était allée seule faire, soi-disant, ses dévotions. Tout à coup le temps se met à la pluie, et Modeste, la femme de chambre, me prie d'aller porter un parapluie. Bon, je pars, j'arrive. En entrant, qu'est-ce que je vois? Mademoiselle debout, près du bénitier, causant avec un jeune homme. Naturellement, je ne me montre pas, j'observe.

      —C'est là ce que tu appelles être sûr?

      —Positivement, et vous ne douteriez pas, si vous aviez vu de quels yeux ils se regardaient.

      —Comment était ce jeune homme?

      —Très bien: de ma taille à peu près, parfaitement mis, ayant l'air pas commode et même un peu extraordinaire.

      —Passe à la seconde fois.

      —Oh! c'est toute une histoire. Cette fois, on me charge d'accompagner mademoiselle chez une de ses amies, qui demeure rue Marbeuf. Très bien. Mais voilà qu'au coin de l'avenue mademoiselle me fait signe d'approcher. J'approche.—«Tenez, Florestan, me dit-elle, j'oubliais la lettre que voici, courez la jeter à la poste. Je vous attends ici.»

      —Et tu as lu cette lettre?

      —Moi, jamais. Je me dis: «Mon bonhomme, on veut t'éloigner, c'est qu'il y a quelque chose; il faut rester.» En effet, au lieu de courir à la poste, je me cache derrière un arbre et j'attends. J'avais à peine disparu que je vois avancer, qui? mon particulier de l'église. Si changé, par exemple, que j'ai eu de la peine à le reconnaître. Il était vêtu comme un ouvrier, avec un pantalon de toile et une grande blouse pleine de plâtre. Ils ont bien causé dix minutes. Mademoiselle lui a remis quelque chose qui m'a paru être une photographie. Et voilà!...

      La bouteille de Mâcon était vide. Florestan allait frapper pour en demander une autre. B. Mascarot l'arrêta.

      —Non, non, prononça-t-il, l'heure s'avance, et il faut que je te dise quel service j'attends de toi. Le comte de Mussidan est chez lui en ce moment?

      —Ne m'en parlez pas; voici deux jours qu'à la suite d'une chute de rien dans l'escalier, il ne sort pas.

      —Eh bien!... mon garçon, j'ai absolument besoin de parler à ton patron. Si je lui faisais passer ma carte, il ne me recevrait pas, j'ai compté sur toi pour m'introduire près de lui.

      Florestan resta bien une bonne minute sans répondre.

      —C'est raide, fit-il enfin, ce que vous me demandez là. Il n'aime pas les visites improvisées, le patron, et il est bien capable de me fourrer à la porte. Mais bast! puisque je veux le quitter, je me risque.

      Déjà M. Mascarot était debout.

      —Nous ne pouvons arriver ensemble, dit-il. File, je vais régler ici, et, dans cinq minutes, je me présenterai. Surtout, n'aie pas l'air de me connaître.

      —Soyez tranquille!... Et, vous savez, cherchez-moi une bonne place.

      Ainsi qu'il était convenu, l'honnête placeur paya, puis passa au café prévenir le docteur Hortebize.

      Et quelques instants plus tard, Florestan, de sa plus belle voix, annonçait à son maître:

      —M. Mascarot.

       Table des matières

      Il est certain que B. Mascarot, directeur d'une agence de placement, sise rue Montorgueil,—pour employer ses expressions—est doué d'un prodigieux aplomb.

      Son esprit audacieux a si souvent parcouru le champ inexploré de toutes les probabilités, qu'il n'est rien qui puisse le prendre au dépourvu.

      Tant de fois, par la pensée, il s'est placé au milieu des circonstances les plus invraisemblables, que la réalité ne saurait avoir de surprises pour lui.

      Quoi qu'il advienne, il est en garde naturellement.

      Lui-même aime à se comparer à ces écuyers habiles qui, ayant longtemps monté des chevaux dressés à jeter bas leur cavalier, peuvent, sans crainte d'être désarçonnés, enfourcher n'importe quelle monture.

      Cet orgueil est légitime et même justifié par des faits indiscutables. B. Mascarot a fait ses preuves.

      Néanmoins, pendant qu'il gravissait les marches du magnifique escalier de l'hôtel de Mussidan, éclairé, car la nuit était venue, par des lanternes d'une richesse extrême, l'intrépide placeur—lui-même, quelques heures plus tard, l'avouait au docteur—sentait ses jambes fléchissantes et cotonneuses.

      Son cœur battait plus vite et sa salive s'épaississait autour de sa langue, lorsque Florestan, après lui avoir fait traverser une antichambre à divans de velours, l'introduisit dans la bibliothèque, une pièce très vaste, du goût le plus sévère.

      A ce nom trivial de Mascarot, qui éclatait là plus dissonnant qu'un juron d'ivrogne dans une chambrette de jeune fille, M. de Mussidan leva vivement la tête.

      Le comte était établi au fond de la pièce, et il lisait à la lueur des quatre bougies d'un candélabre d'un merveilleux travail.

      Laissant tomber son journal sur ses genoux, il posa son binocle sur son nez et considéra d'un air profondément surpris le placeur, qui, le chapeau à la main, la bouche en cœur, l'échine en cerceau, s'avançait balbutiant d'inintelligibles excuses.

      Cet examen sommaire ne lui apprenant rien, M. de Mussidan se leva à demi, et demanda:

      —Vous désirez, monsieur?...

      —Monsieur le comte, répondit B. Mascarot, daignera m'excuser si, n'ayant pas l'honneur d'être connu de lui, j'ai osé... je me suis permis...

      D'un geste brusque et impérieux, le comte lui coupa la parole.

      —Attendez!

      Cette fois, il se leva tout à fait, alla tirer violemment un des cordons de sonnette qui pendait de chaque côté de la cheminée, et revint prendre place dans son fauteuil.

      B. Mascarot, demeurait toujours au milieu de la bibliothèque, muet, un peu interdit, se demandant, car cela entrait dans ses prévisions, si on allait le faire reconduire jusqu'à la grille.

      Il s'était bien écoulé une minute lorsque, la porte s'ouvrant, le fidèle domestique qui avait introduit «son placeur» parut.

      —Florestan, lui dit le comte du ton le plus calme, voici la première fois que vous vous permettez