Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris


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mon âme et conscience, oui!

      —Alors, autant avouer.

      —Oh!... avec de telles preuves contre soi, on avoue pas, on est convaincu.

      —Alors, oui, c'est vrai, Montlouis a été tué comme le dit Clinchan. Et Clinchan, s'il est un imprudent, est un homme de cœur. Il a su quelles raisons, dans ma discussion avec Montlouis, m'ont exalté jusqu'au délire, et ces raisons, il ne les a pas consignées.

      B. Mascarot eut un soupir de soulagement, quoique, en vérité, il fut inquiet de la tournure de l'entretien et du ton dégagé de son adversaire.

      —Seulement, reprit le comte, ce sont des niais, ceux qui ont prétendu se faire une arme contre moi de cet immense malheur.

      Il prit en parlant ainsi, un volume sur les rayons de sa bibliothèque, le feuilleta et le plaça tout ouvert devant B. Mascarot, en disant:

      —Voici le code d'instruction criminelle, lisez, tenez, ici, article 637:

      «L'action publique et l'action civile résultant d'un crime de nature à entraîner la peine de mort ou des peines afflictives perpétuelles... se prescriront après dix années révolues, etc., etc.»

      M. de Mussidan espérait bien que ce seul article écraserait le louche personnage. Point.

      Loin de sembler surpris, M. Mascarot eut un large et bon sourire.

      —Eh!... répondit-il, je suis agent d'affaires, monsieur le comte, c'est vous dire que je connais mon code. Le jour où ceux que je représente sont venus me trouver, mon premier mouvement a été de leur lire cet article.

      —Ah!... Et qu'ont-ils répondu?

      —Ceci, textuellement: «Pardieu!... nous savons cela. S'il n'y avait pas prescription, nous n'aurions pas besoin de vos services; nous irions tout bonnement trouver le comte, nous lui demanderions la moitié de sa fortune, et il se ferait un plaisir de nous la donner.»

      Il n'y avait pas à se tromper à l'air et à l'accent d'assurance de B. Mascarot.

      M. de Mussidan comprit bien que des misérables, d'une audace et d'une habileté supérieures, devaient avoir trouvé quelque infaillible moyen d'utiliser contre lui le crime de sa jeunesse.

      Mais s'il fut saisi, à cette certitude, d'une inquiétude si grande que son cœur se serra, il était assez maître de lui pour n'en rien laisser échapper.

      —Allons fit-il, la moitié de ma fortune l'échappe belle, à ce qu'il paraît. Les prétentions, je l'imagine et je l'espère, sont plus modestes, maintenant que les feuillets volés à mon ami ne sont plus que d'inutiles chiffons.

      —Oh! inutiles!...

      —Le code, à cet égard, est précis, ce me semble?

      M. Mascarot prit la peine d'ajuster ses lunettes, signe manifeste qu'il allait dire quelque chose de grave.

      —Vous avez raison, monsieur le comte, prononça-t-il. On ne doit pas songer à vous atteindre par les voies judiciaires. Vous ne pouvez être ni recherché ni poursuivi pour ce meurtre qui date de vingt-trois ans.

      —Donc!

      —Pardon!... Les malheureux au nom desquels je parle, et j'en rougis, ont imaginé une petite combinaison qui ne laisserait pas que d'être bien désagréable, je dirais volontiers désastreuse, pour vous d'abord, puis pour M. le baron de Clinchan.

      —Et peut-on connaître cette combinaison... ingénieuse?

      —Certes!... c'est justement pour vous l'expliquer, pour vous en démontrer le succès certain, que j'ai été envoyé vers vous.

      Il s'arrêta, cherchant sans doute comment exposer le mieux et le plus nettement le projet, et enfin reprit:

      —Admettons d'abord, monsieur le comte, que vous rejetiez la requête que je suis chargé de vous présenter.

      —Peste!... c'est là ce que vous appelez une requête?

      —Mon Dieu! le nom ne fait rien à la chose. Je me suppose repoussé par vous. Qu'arrive-t-il? Dès demain, mes clients—j'ai honte de les appeler ainsi,—font imprimer dans un journal le récit émouvant de M. de Clinchan, avec ce simple titre: Histoire d'une chasse. On ne met que des initiales, bien entendu, mais suffisamment transparentes. De plus, on ajoute un détail.

      —Vous oubliez qu'il y a des tribunaux, monsieur, et qu'en matière de calomnie la preuve n'est pas admise.

      Le digne placeur eut une petite grimace ironique.

      —Oh!... nos gens n'oublient rien, fit-il, et c'est même sur la particularité que vous indiquez que leur plan est basé. C'est pour cela que dans la version donnée à un journal, ils introduisent un cinquième personnage, un homme à eux, un complice qu'ils nomment en toutes lettres. Cet homme, dès le lendemain de la publication, dépose une plainte contre le signataire. Il pousse les hauts cris, il se prétend calomnié, il demande à prouver devant les tribunaux qu'il ne faisait pas partie de cette funeste partie de chasse.

      —Et alors?

      —Alors, monsieur le comte, cet homme qui veut qu'il soit avéré, qu'il soit reconnu que le journal s'est trompé, fait assigner comme témoins, vous d'abord, puis M. de Clinchan, puis Ludovic. Comme il demandera des dommages-intérêts, il aura un avocat, qui est trouvé et qui est du complot. Naturellement cet avocat parlera. «Que M. de Mussidan soit un assassin, dira-t-il, c'est ce dont nous ne saurions douter d'après les documents que nous avons entre les mains. M. de Clinchan est un faux témoin, il l'a écrit. Ludovic suborné a surpris la religion de la justice. Mais mon client, cet homme honorable, ne saurait être confondu, etc., etc.» Et comptez qu'on trouvera l'occasion de lire et de relire les fameux feuillets! Je ne sais si je m'explique bien clairement!...

      Hélas! oui, si clairement et avec une logique si implacable que l'idée ne pouvait même venir de se soustraire à cette odieuse machination.

      D'un rapide coup d'œil, le comte embrassa l'avenir.

      Il vit l'éclat déshonorant, le scandale affreux d'un tel procès. Il vit la France entière occupée de ces débats. Il se vit, ainsi que les siens, au ban de l'opinion.

      Et cependant, tel était son caractère entier et impatient de toute contrainte, qu'il était bien plus désespéré encore que consterné.

      Il connaissait la vie et les hommes. Il savait que les misérables qui le tenaient là, sous le couteau, lui demandant la bourse ou l'honneur, devaient redouter l'œil de la justice. Il se disait que s'il repoussait leurs prétentions, ils n'oseraient probablement pas accomplir leurs menaces.

      S'il ne se fût agi que de lui, il eût certainement couru les risques de la résistance, et pour commencer il se fût donné l'indicible satisfaction de bâtonner l'impudent personnage qui était là, devant lui.

      Mais pouvait-il exposer aux périls d'un refus Clinchan, cet ami dévoué qui s'était compromis pour lui.

      Clinchan, nature timide et peureuse, incapable de survivre à un éclat.

      Toutes ces pensées et bien d'autres tourbillonnaient dans son esprit pendant qu'il arpentait sa bibliothèque. Il était ballotté entre les résolutions les plus opposées, tantôt résigné à subir l'affront, tantôt près de se jeter sur le digne placeur.

      Ses gestes désordonnés, ses exclamations trahissaient la violence de ses sensations, et pour braver les emportements de ce furieux, qui, lorsque le sang affluait à son cerveau, tirait sur un homme comme sur un lapin, il fallait une impudence montée jusqu'à l'héroïsme.

      Mais B. Mascarot en a bien vu d'autres.

      Pendant qu'avec un petit frisson taquin il se demandait s'il sortirait de la bibliothèque, par la porte ou par la fenêtre, il tournait ses pouces d'un air bonasse.

      A la fin, le comte, se faisant une violence