de lui donner le mot de son secret, avant de lui révéler ce qu'il attendait de lui, il tenait à accoutumer son esprit timide à envisager froidement les plus atroces combinaisons.
Il avait observé que mieux mille fois que les plus subtiles théories, le fait brutal qui surprend, démoralise et hâte la corruption.
Il lut dans l'œil de Paul sa résolution de s'abandonner, et c'est avec la certitude absolue de son influence qu'il reprit à haute voix la conversation:
—Arrivons, dit-il, à la question sérieuse, qui est le post-scriptum de ma visite. Où en sommes-nous avec la vicomtesse de Bois-d'Ardon?
Le tailleur pour dames eut un geste suffisant, comme il lui arrive quand on parle d'une de ses clientes de prédilection.
—Elle va bien, répondit-il. Je viens de lui livrer une série de toilettes inouïes.
—Que doit-elle?
—Au plus 25,000 francs; elle a dû bien plus.
B. Mascarot tracassait furieusement ses lunettes.
—Voilà, certes, dit-il, une femme calomniée. Elle est légère, coquette, vaniteuse, dépensière, mais rien de plus. Depuis quinze jours, je fouille son passé, et je n'y trouve pas le plus petit péché véniel qui la mette à notre discrétion... Heureusement, sa dette nous la livre. Son mari sait-il qu'elle a un compte ici?
—Lui!... certes non. Il donne à sa femme un argent fou, et s'il se doutait...
—Parfait! Il faut lui présenter sa facture.
—Mais, monsieur, remarqua Van Klopen surpris, elle a donné la semaine passée un acompte important.
—Raison de plus pour agir: elle ne doit pas être en fonds.
L'arbitre des élégances grillait de présenter mille objections, un geste impérieux du digne placeur lui ferma la bouche.
—Je vous prierai de m'écouter, reprit B. Mascarot, de bien retenir ce que je vais vous dire, et surtout faites-moi la grâce de me dispenser de vos remarques.
Van Klopen avait perdu cette superbe impudence qui impose tant à sa clientèle.
—Êtes-vous connu chez la vicomtesse de Bois-d'Ardon? demanda le placeur.
—Oh!... comme le loup blanc.
—Très bien. Cela étant, après-demain, à trois heures précises,—ni plus tôt, ni plus tard, réglez-vous sur la Bourse,—vous vous présenterez chez la vicomtesse. On vous répondra que madame a une visite.
—J'attendrai.
—Point. Vous insisterez pour voir madame sur-le-champ. Si les domestiques étaient par trop récalcitrants, menacez-les de moi.
—Inutile; je saurai forcer la consigne.
—Vous pénétrerez donc dans le salon, et vous trouverez la vicomtesse en grande conversation avec M. le marquis de Croisenois. Vous le connaissez, j'imagine?...
—Oui, mais seulement de vue...
—Cela suffit. Vous ne vous inquiéterez nullement de lui, vous tirerez votre facture de votre poche, et brutalement, vous réclamerez de l'argent.
—Oh!... monsieur, y pensez-vous? La vicomtesse me menacera de me faire jeter à la porte.
—C'est très probable. Mais vous la menacerez, vous, de porter votre facture à son mari. Elle vous ordonnera de sortir, mais au lieu d'obéir, vous vous camperez insolemment dans un fauteuil en déclarant que vous ne vous retirerez pas sans argent.
—Mais ce sera affreux.
—Sans doute. Mais le marquis de Croisenois mettra fin à la scène. Il vous jettera à la tête un portefeuille, en vous disant: Paye-toi, faquin!...
—Et je déguerpirai.
—Oui, mais avant, comme vous aurez en poche un crayon bien taillé, vous libellerez un reçu au nom de M. Croisenois pour le compte de Mme de Bois-d'Ardon.
Jamais homme ne se vit humilié et piteux autant que l'était l'arbitre des élégances...
—Si j'y comprends quelque chose... murmurait-il.
—Inutile. Vous m'avez entendu?
—J'obéirai, monsieur, mais nous perdrons la clientèle de la vicomtesse.
—Et après!...
Van Klopen allait peut-être essayer de se retrancher derrière sa dignité, lorsque la voix piaillarde qui, l'instant d'avant, emplissait l'antichambre éclata de nouveau, mais tout près, cette fois, dans le couloir même.
—Elle est mauvaise! criait cette voix. On ne me la fait pas à la pose, à moi. Attendre une heure!... plus souvent!... Où est mon sabre? Le sabre, le sabre!... Van Klopen occupé!... Je la connais. Vous allez voir qu'il se dérangera pour moi.
Ces exclamations eurent au moins ce résultat de dissiper comme par enchantement les nuages qui assombrissaient le front des deux associés.
Ils échangèrent un regard gros de réticences, comme s'ils eussent connu cette voix aigre et fausse qui perçait le tympan.
—C'est lui! murmura Mascarot.
La porte s'ouvrit en même temps, et le jeune M. Gaston de Gandelu fit irruption dans le cabinet du tailleur pour dames.
Il portait, ce jour-là, un veston plus court encore que d'habitude, un pantalon plus clair et plus étroit, un faux-col plus vaste, une cravate plus étourdissante.
Sa plate figure était rouge et bouffie de colère.
—C'est moi! s'écria-t-il dès le seuil. Hein!... vous la trouvez forte, celle-là! Je suis comme cela, moi, bon enfant, mais carré, comme dit Achille de chez Vachette. Attendre plus de vingt minutes, moi!... Ah!... mais non.
Il est sûr que cette infraction aux règles immuables de sa maison, que ce mépris d'une étiquette consacrée mettaient le couturier des reines hors de soi.
Mais il était sous l'œil du placeur, il avait reçu l'ordre de s'emparer du jeune M. de Gandelu, il savait qu'on ne prend point de mouches avec du vinaigre, il se résigna à filer doux.
—Croyez, monsieur, commença-t-il, sans réussir, toutefois, à dépouiller son air gourmé; croyez que si j'avais su...
Cette simple explication enchanta le spirituel jeune homme.
—Des excuses!... interrompit-il, je les accepte. Qu'on remporte les épées!... Farceur, va! Mais n'importe, il ne faudrait pas me la refaire. J'ai en bas mes chevaux qui sont capables d'avoir pris un rhume. Vous les connaissez, mes chevaux? Quelles bêtes, hein! Et dire que Zora voulait continuer de poser!... Est-elle assez jeune!... Mais je la formerai, vous verrez... Je cours la chercher.
Sur ces mots, il disparut dans le couloir en criant:
—Zora!... Madame de Chantemille!... Chère vicomtesse!...
Le grand couturier semblait aussi à l'aise, à peu près, qu'un homme sur les charbons ardents. Quel affront pour sa maison!... Il lançait des regards désespérés à B. Mascarot, qui, placé près de la porte donnant sur l'escalier, gardait une physionomie d'augure.
Quant à Paul, il n'était peut-être pas éloigné de prendre ce jeune monsieur, qu'un équipage attendait à la porte, pour le modèle achevé des grâces et façons du grand monde.
Même son cœur se serrait en songeant à l'odieux traquenard où allait être pris ce garçon si intéressant.
Cette dernière impression fut si vive qu'il s'approcha du placeur, afin de la lui communiquer.
—N'y a-t-il donc aucun moyen, demanda-t-il à voix basse, d'épargner cet infortuné jeune homme?
B.