ni l'habileté qui manquent aux jeunes demoiselles élevées comme Sabine au noble et moral couvent des Oiseaux.
Par ce temps de galanteries banales, d'intrigues amoureuses bêtes et plates comme un livre obscène, à une époque où le notaire qui rédige le contrat représente toute la poésie de la moitié des mariages, M. de Breulh se trouvait en présence d'une femme capable d'une grande et vigoureuse passion.
Cette femme, il avait espéré qu'elle serait sienne, et voici qu'elle lui échappait.
Il brûlait d'interroger cependant, de savoir, soit qu'il gardât une ombre d'espérance, soit qu'il trouvât comme une âcre volupté à se bien convaincre de son malheur.
—Mais cet autre, demanda-t-il à Sabine, comment vous est-il possible de le voir?
Elle comprit qu'elle n'avait rien à cacher.
—Je le rencontre à la promenade, répondit-elle; je suis allée chez lui...
—Chez lui!...
—Oui: je lui ai donné quinze séance pour mon portrait.
Et fièrement elle ajouta:
—Une fille comme moi peut aller sans danger chez l'homme qu'elle a choisi: il ne s'y passe rien dont elle ait à rougir.
M. de Breulh se taisait, il était confondu, abasourdi.
—Vous savez tout, monsieur... Je me suis fait violence à ce point de vous dire, moi, jeune fille, ce que je n'ai pas osé avouer à ma mère. Que dois-je maintenant espérer?
Ceux-là seuls qui, passionnément épris, ont trouvé une femme assez loyale pour leur dire:
—«Je ne vous aime pas, j'ai donné ma vie à un autre, je ne vous aimerai jamais, renoncez à toute espérance.»
Ceux-là seuls peuvent se faire une juste idée de la situation d'esprit de M. de Breulh et des tortures qu'il endurait.
Certes, s'il eut appris par quelque voie détournée les amours de Sabine, il ne se serait pas retiré. Il eut accepté la lutte, avec l'espoir de triompher de ce mortel heureux qu'on lui préférait.
Mais ici, lorsque Mlle de Mussidan se mettait à sa discrétion, abuser de sa confiance était impossible.
—Il sera fait selon vos désirs, mademoiselle, répondit-il, non sans une cer
taine amertume. Ce soir même, j'écrirai à votre père pour lui rendre sa parole. Ce sera la première fois que je ne tiendrai pas la mienne. Je me demande quel prétexte j'imaginerai pour colorer ma retraite; ce qui est sûr, c'est que si précieuse que ma défaite puisse être, M. de Mussidan m'en voudra cruellement. Mais vous l'exigez...
A l'exaltation de Sabine avait succédé cette prostration physique et morale qui suit inévitablement les dépenses excessives d'énergie.
—Je vous remercie, monsieur, murmura-t-elle, et du plus profond de mon âme. J'éviterai, grâce à vous, une lutte dont la pensée seule me glaçait d'horreur, car j'étais résolue à résister aux désirs de ma famille. Tandis que maintenant!...
M. de Breulh ne paraissait nullement partager la sécurité de la jeune fille.
—Malheureusement, mademoiselle, je tremble de vous voir reconnaître, avant peu, l'inutilité de mon sacrifice... De grâce, laissez-moi m'expliquer. Jusqu'ici vous n'êtes allée que fort peu dans le monde, et dès que vous y avez paru, on a su que des projets d'union existaient entre vos parents et moi. De là vient que vous avez été peu entourée. Qu'on sache demain que je me retire, vingt prétendants se mettront sur les rangs.
Mlle de Mussidan soupira. C'était la l'objection d'André.
—Reconnaissez-le, poursuivait M. de Breulh, votre situation sera des plus difficiles. Si vos nobles qualités sont faites pour exalter les sentiments les plus élevés, votre grande fortune doit irriter les plus sordides convoitises.
Pourquoi ces mots de «fortune» et de «convoitise»? Était-ce une allusion à la pauvreté d'André? Elle regarda fixement M. de Breulh: ses yeux ne trahissaient pas la plus légère intention d'ironie.
—C'est vrai, fit-elle tristement, j'ai une grosse dot.
—Que répondrez-vous à ceux qui se présenteront?
—Je ne sais; sans doute je trouverai des raisons plausibles de refus. D'ailleurs, j'obéis à la voix de mon cœur et de ma conscience, je ne puis mal faire, Dieu aura pitié de moi.
Cette dernière phrase était un congé. M. de Breulh, un homme du monde, ne pouvait s'y méprendre; cependant il ne bougea pas.
—Si j'osais, mademoiselle, commença-t-il, si je me supposais assez votre ami pour me permettre un conseil...
—Parlez, monsieur, je vous en prie.
—Eh bien! pourquoi ne pas rester dans les termes où nous sommes? Tant que notre rupture ne sera pas ébruitée, votre tranquillité est assurée. Il me serait aisé de retarder d'un an les démarches décisives, et je serais toujours prêt à me retirer au moindre signe.
Cette proposition cachait-elle une arrière-pensée? Non. Mais Sabine ne s'en inquiéta même pas.
—Non, monsieur, répondit-elle vivement, non. Ce serait abuser de votre dévouement et vous condamner à un rôle affligeant. Et d'ailleurs, réfléchissez, ce subterfuge ne serait-il pas indigne de vous, de moi... et de lui?
M. de Breulh n'insista pas. A son premier mouvement de dépit succédait un invincible attendrissement.
Un projet digne de son caractère chevaleresque obsédait son esprit, et il hésitait à le traduire, tant cette belle jeune fille, si craintive et si vaillante à la fois, si pure et si imprudente le frappait de respect.
Il parvint cependant à vaincre cette timidité si nouvelle pour lui.
—Serait-ce, commença-t-il avec des hésitations d'adolescent, serait-ce abuser de la confiance que vous avez daigné me témoigner, que de vous dire... de vous exprimer combien je serais... heureux de connaître l'homme que vous avez choisi?...
Sabine rougit excessivement.
—Je n'ai rien à vous cacher, monsieur, dit-elle. Il se nomme André, il est peintre, il demeure rue de la Tour-d'Auvergne, nº...
M. de Breulh ne devait oublier ni ce nom ni cette adresse.
—De grâce, reprit-il avec plus de fermeté, ne croyez pas à une vaine curiosité. Le seul désir de vous servir a décidé ma question. Il me serait si doux de devenir votre allié, d'être pour quelque chose dans votre vie. J'ai des amis puissants, les relations que donne une grande fortune...
La passion est maladroite. C'est le trait essentiel qui la trahit.
Avec les plus délicates intentions, M. de Breulh, ce gentilhomme si expert et si fin d'ordinaire, n'avait pour ainsi dire pas prononcé une phrase sans blesser Sabine.
Voici que maintenant il paraissait proposer sa protection à André! C'est-à-dire qu'il semblait établir sa supériorité à lui sur l'homme aimé. C'est ce que jamais femme ne tolèrera.
—Pour ceci encore, monsieur, répondit-elle, merci. Mais je connais André. Une offre de service l'humilierait affreusement. C'est ridicule? Oui, je le sais. Excusez-nous, notre condition particulière nous impose des scrupules exagérés. Pauvre cher!... Sa fierté est toute sa noblesse!
Ayant dit, et voulant couper court à un entretien qui était pour elle un supplice, Mlle de Mussidan sonna. Un valet parut.
—Avez-vous prévenu