George Sand

Lélia


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      Que t’importe cela, jeune poëte? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et d’où je viens?... Je suis née comme toi dans la vallée des larmes, et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle donc si grande, cette terre qu’une pensée embrasse, et dont une hirondelle fait le tour dans l’espace de quelques journées? Que peut-il y avoir d’étrange et de mystérieux dans une existence humaine? Quelle si grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos têtes? Allez! ce monde tout entier est bien loin de lui; il est bien froid, bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent combien il lui faut d’heures pour le bouleverser d’un pôle à l’autre.

      Fussé-je née à l’autre extrémité, il y aurait encore peu de différence entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre destinée commune, voilà ce qui fait que nous sommes frères et compagnons sur la terre d’exil et de servitude.

      Vous demandez si je suis un être d’une autre nature que vous! Croyez-vous que je ne souffre pas? J’ai vu des hommes plus malheureux que moi par leur condition, qui l’étaient beaucoup moins par leur caractère. Tous les hommes n’ont pas la faculté de souffrir au même degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés d’organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous dont la vue est si bornée, nous passons la moitié de notre vie à nous examiner les uns les autres, et à tenir note des nuances que subit l’infortune en se révélant à nous. Tout cela qu’est-ce devant Dieu? Ce qu’est devant nous la différence entre les brins d’herbe de la prairie.

      C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je? Qu’il change ma destinée? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la force de lutter contre mes douleurs? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir.

      Vous demandez si j’adore l’esprit du mal! L’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées. Dieu ne les connaît pas plus que le bonheur et l’infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à l’enfer le secret de ma destinée. C’est à vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-même. Poëte, ne cherchez pas en moi ces profonds mystères; mon âme est sœur de la vôtre, vous la contristez, vous l’effrayez en la sondant ainsi. Prenez-la pour ce qu’elle est, pour une âme qui souffre et qui attend. Si vous l’interrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même, et n’osera plus s’ouvrir à vous.

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      L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement exprimée; Lélia; j’ai blessé la sublime pudeur de votre âme. C’est qu’aussi, Lélia, je suis bien malheureux! Vous croyez que je porte sur vous l’œil curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger.

      Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas l’expression de vos traits ni le son de votre voix, et, à entendre les contes absurdes dont vous êtes l’objet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous demander qui vous êtes; car, je le sens intimement, et cette sensation est liée à celle de mon existence: je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être, mais enfin me voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon âme ne peut plus vivre en elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus; Dieu et la poésie, c’est vous désormais, et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus rien.

      Dis moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance d’aimer, si ton âme est de feu ou de glace, si en me donnant à toi, comme j’ai fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut; car je ne le sais pas, et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois brillants comme ceux qui montent à l’horizon au lever du soleil, quelquefois sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recèlent la foudre.

      Ai-je commencé la vie avec toi, ou l’ai-je quittée pour te suivre dans la mort? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière moi, vas-tu les faner ou les rajeunir? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre, ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles! Qu’ai-je fait, que rêver et attendre, et espérer, depuis que je suis au monde? Vais-je produire enfin? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser? En sortirai-je pour monter, ou pour descendre?

      Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété, et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en question devant toi, une destinée inhérente à la tienne, et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne, et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses tomber!

      Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu t’élances sans moi. Cruelle Lélia! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’âme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, calme et silencieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.

      Je suis bien misérable! ma situation n’est pas ordinaire; il ne s’agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’être aimé de vous. J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme, et—je ne trace ce mot qu’avec effort tant il est horrible—je crois que non!

      O Lélia! cette fois répondrez-vous? A présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chimères. Demain peut-être il ne me restera rien ni à craindre ni à espérer.

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      Enfant que vous êtes! A peine vous êtes né, et déjà vous êtes pressé de vivre! car il faut vous le dire, vous n’avez pas encore vécu, Sténio.

      Pourquoi donc tant vous hâter? Craignez-vous de ne pas arriver à ce but maudit où nous échouons tous? Vous viendrez vous y briser comme les autres. Prenez donc votre temps, faites l’école buissonnière, et franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de l’école où l’on apprend la vie.

      Heureux