bientôt revenu à l’horreur de la réalité, il fuyait épouvanté de tant de solitude et de silence au milieu de tant d’agitation et de rumeur. Il s’enfuyait dans ses jardins déserts, dévoré du besoin de pleurer; mais il n’avait plus de larmes, parce qu’il n’avait plus de cœur; de même qu’il n’avait pas d’amour parce qu’il n’avait pas de Dieu; et ces crises affreuses se terminaient, après des convulsions frénétiques, par un sommeil pire que la mort.
Je m’arrête ici pour aujourd’hui. Votre âge est celui de l’intolérance, et vous seriez trop violemment étourdi si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression: demain je vous dirai le reste.
IX.
Vous avez raison de me ménager: ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers eux? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être l’humanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.
Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion... O Dieu! que me reste-t-il donc à apprendre? Quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse? Trenmor n’est pas méprisable, dites-vous; ou, s’il l’est aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens. Je n’ai pas le droit de le juger et de dire: «Je suis plus grand que cet homme qui se nuit à lui-même et ne profite à personne.» Eh bien! soit; je suis jeune, je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de la vie; mais vous, Lélia, vous plus grande par votre âme et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr, et vous ne voulez pas le faire! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès, et respecte ses revers...
Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchants? pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir avec respect? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire?... Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous qu’un fardeau inutile et qu’il faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.
Eh bien! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez peut-être que l’amour d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or...
Continuez, continuez cette histoire; elle m’intéresse horriblement, car c’est une révélation de votre âme, après tout; de cette âme profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais.
X.
Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia? Cela est une question.
Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poète! Que ce mot ne vous effraie, ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor; malgré ses malheurs, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter quelquefois pour être avec lui.
Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.
Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer? Pourquoi!... heureux Sténio!—Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme? Qu’augurez-vous de sa puissance?—Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas!
Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon! Vois ce que tu me forces à te dire!...
Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul.—J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout!—De philanthropie?... Beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites! Mon triste regard plongeait au fond de leur âme et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile, mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître; elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change: la vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent.—La philanthropie!—O mon Dieu! quelle puérile fausseté! Où est-il l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire?
Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités, et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroit commentaire de ces paroles du Christ:—Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers!
Mais pour ceux qui rentrent en eux-mêmes, et qui s’interrogent sérieusement, pour ceux qui se dépouillent de ces chimères dorées de la jeunesse et qui entrent dans l’austère désenchantement de l’âge mûr, pour les humbles, pour les tristes, pour les expérimentés, la parole du Christ semble se réaliser dès cette vie. Après s’être cru fort, l’homme tombé s’avoue