dans l'absolue simplicité.
Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères, au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant.
Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne cesse point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond, une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues, par des temps et des âges.
Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville, jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse, toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant quelque Nippon défunt que l'on conduit là-haut, là-haut, dans une gentille chaise à porteurs...
VIII
23 décembre.
J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça par exemple, ç'a été une émotion...
J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon ancienne demeure...
J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet air de vétusté qu'elle n'avait point encore au temps où je l'habitais. Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir, qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son sentiment pour moi.
Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un groupe de cigognes, il va sans dire.
Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus de dix ans elle est mariée, établie à la campagne, et mère d'une charmante famille.
Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et cette solitude du cœur, que sa nouvelle situation lui laisse...
IX
26 décembre.
Ceux-là seuls qui ont le sens du chat pourront me suivre et me comprendre dans le développement de ma passion pour la petite mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne.
On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause. Et ces gens n'étaient pas toujours des raffinés, des névrosés, mais souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses, se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre, l'embrassaient à la manger,—tout comme j'étais capable de faire moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin propice et sans témoins indiscrets.
Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me prennent de la pétrir,—ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise.
Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un minuscule réchaud.
Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois servantes prosternées.
Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique. Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante, avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même, se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui fait surtout l'invraisemblance du personnage, c'est, je crois bien, la longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins, spirituels et tout le temps narquois.
Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes.
Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de basse-taille,—comme quand les moumouttes sont très en colère.
Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas de la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau des torrents.