Pierre Loti

La troisième jeunesse de Madame Prune


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n'ont plus de forme. Et tout ce versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères, bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge, nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église. Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de toutes les pierres japonaises.

      On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins, semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps, doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.

      Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse...

      Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche formidable et lente,—quelqu'une de ces cloches énormes qui sont couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;—elle sonne à intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence. En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma maison familiale...

       Table des matières

      2 janvier.

      Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe, nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de nous recevoir si nous n'étions ses hôtes.

      C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du «Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune d'hiver.

      Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre, close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond, et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures.

      Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a juste autant que d'invités,—et honni soit qui mal y pense, car tout se passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun de nous, dans le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils sans naïveté, mais jolis quand même.

      Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural, ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries, l'impeccable netteté des choses.

      Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie; n'étaient ses cheveux coupés court, il serait redevenu un Japonais du vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli.

      Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne sur les côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs, reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne femme.

      Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque personnage lointain et saugrenu.

      C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages, des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre verdâtre très délicatement feuillus.

      Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui servent d'archets. Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril, mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre plus vaste, plus distingué et plus vide encore.

      Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage