George Sand

Le Piccinino


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dans son gilet de satin broché d'or, et il s'arrêta pour suivre ses mouvements avec surprise.

      «D'où vient, lui dit l'autre de sa voix douce qui contrastait avec un accent de colère et de menace, que vous étiez tout à l'heure un ouvrier, et qu'à présent vous êtes un gentilhomme?

      —C'est que je ne suis ni l'un ni l'autre, répondit Michel en souriant; je suis un artiste employé au palais. Êtes-vous rassuré? ma question paraît vous avoir choqué beaucoup. Pourtant, une question en vaut une autre. Ne m'en aviez-vous pas fait une sans me connaître?

      —Avez-vous l'intention de railler, Monsieur? reprit, l'inconnu, qui s'exprimait en bon italien, sans aucun accent qui pût justifier l'origine grecque ou égyptienne que Barbagallo lui avait attribuée.

      —Pas le moins du monde, répondit Michel, et si je vous ai adressé la parole, pardonnez à un mouvement de curiosité qui n'avait rien de malveillant.

      —Curiosité? pourquoi curiosité? reprit l'inconnu en serrant ses dents et ses paroles d'une manière tout indigène.

      —Ma foi! je n'en sais rien, répondit Michel. Voilà bien trop d'explications pour une parole oiseuse; je n'ai pas eu l'intention de vous blesser. Si votre mécontentement persiste, ne cherchez pas de prétextes pour engager une querelle, je n'ai pas l'intention de reculer.

      —N'est-ce pas vous plutôt qui voudriez me chercher querelle? répondit l'inconnu en lui lançant un regard plus sombre que le premier.

      —Ma foi! Monsieur, vous êtes fou, dit Michel en haussant les épaules.

      —Vous avez raison, repartit l'inconnu, car je m'arrête ici à écouter les discours d'un sot.»

      A peine cette parole fut-elle lâchée, que Michel s'élança vers l'inconnu avec la résolution soudaine de lui donner un soufflet. Mais, craignant de frapper une femme, car le sexe du personnage lui paraissait encore suspect, il s'arrêta; et il s'en applaudit en voyant cet être problématique s'enfuir et disparaître si vite que Michel ne put comprendre quelle direction il avait prise, et crut avoir fait un rêve de plus.

      «Assurément, se dit-il, je suis, ce soir, assiégé par des fantômes.»

      Mais à peine fut-il en présence d'êtres réels qu'il recouvra la notion de la réalité. On lui demanda sa carte d'entrée. Il se nomma.

      «Ah! Michel! lui dit le gardien de la porte, je ne te reconnaissais pas. Tu es si brave! Tu as l'air d'un invité. Passe, mon garçon, et fais bien attention aux lumières. Le feu prendrait si vite aux jolis oripeaux que tu as tendus sur nos têtes! Il paraît qu'on te donne de grands éloges. Tout le monde dit que les figures sont faites de main de maître!»

      Michel fut offensé d'être tutoyé par un valet, offensé d'être rappelé à l'office de pompier, et secrètement, flatté pourtant d'avoir obtenu un succès qui faisait déjà la nouvelle de l'antichambre.

      Il se glissa dans la foule, espérant passer inaperçu et gagner quelque recoin d'où il pourrait voir et entendre à son aise; mais il y avait tant de monde dans la grande salle, qu'on se froissait et se marchait sur les pieds. Il se trouva porté à l'autre extrémité de cette vaste construction sans se rendre compte du mouvement que la masse compacte lui imprimait, et arriva ainsi au pied du grand escalier. Là seulement il put s'arrêter, haletant, et ouvrir ses yeux, ses narines, ses oreilles, son âme, au spectacle enchanteur de la fête.

      Placé à une certaine élévation sur les gradins fleuris et ombragés, il pouvait embrasser d'un coup d'œil, et les danses qui tournoyaient autour des fontaines, et les spectateurs qui s'entassaient et s'étouffaient pour regarder les danses. Que de bruit, de lumière et de mouvement à éblouir et à faire tourner une tête plus mûre que celle de Michel! que de belles femmes, de parures merveilleuses, de blanches épaules et de chevelures splendides! que de grâces majestueuses ou agaçantes! que de gaieté feinte eu réelle! que de langueurs jouées ou mal dissimulées!

      Michel fut enivré un instant; mais, quand l'ensemble commença à s'éclaircir et à se détailler sous ses yeux, quand il se demanda laquelle de ces femmes serait, à son sens, un modèle idéal, il reporta ses regards vers les figures qu'il avait peintes au plafond et fut plus content, l'orgueilleux! de son œuvre que de celle de Dieu.

      Il avait rêvé la beauté parfaite. Il avait cru la trouver sous ses pinceaux. Il s'était probablement trompé; car il est impossible de créer une image divine sans la revêtir de traits humains, et rien sur la terre n'est doué d'une perfection absolue. Quoi qu'il en soit, Michel, encore hésitant et maladroit dans son art, sous plusieurs rapports, avait approché, autant que possible, de la beauté vraie dans ses types. C'était là ce qui frappait tous ceux qui regardaient son œuvre; ce fut là surtout ce qui le frappa lui-même lorsqu'il chercha, dans la réalité, la personnification de ses idées. Sur la quantité, il ne vit que deux ou trois femmes qui lui parurent véritablement belles, et encore eût-il voulu les tenir sur sa toile, pour ôter à l'une ou donner à l'autre certain contour ou certaine teinte, qui lui paraissait manquer de plénitude ou de pureté.

      Il se sentit alors très-froid, froid comme un artiste qui analyse, et il reconnut que la physionomie humaine rachetait seule par l'expression de la vie ce qui manquait à la perfection des linéaments. «J'ai inventé de plus belles têtes, se dit-il, mais elles ne sont pas vraies. Elles ne pensent pas, elles ne respirent pas. Elles n'aiment pas. Il vaudrait mieux qu'elles fussent moins régulières et plus animées. En roulant ces toiles demain, je les crèverai toutes, et désormais je modifierai, je bouleverserai peut-être toutes les notions d'après lesquelles je me suis dirigé jusqu'ici.»

      Et il ne s'occupa plus de chercher l'idéal de la forme parmi les danseuses vivantes qu'il étudiait, mais le mouvement, la grâce, l'attitude du corps, l'expression du regard et du sourire, en un mot, le secret de la vie.

      Ravi d'abord, il se sentit encore une fois refroidi en prenant chaque être en particulier. Probablement il existe chez les femmes et chez les hommes beaucoup d'âmes naïves; mais il n'est guère de figures naïves dans un bal du grand monde. On s'y compose un maintien presque toujours opposé à son propre caractère, soit qu'on cherche ou qu'on craigne les regards. Michel crut voir que les uns cachaient hypocritement leur vanité, que les autres l'étalaient avec arrogance; que telle jeune fille, qui voulait paraître pudique, avait un fonds d'audace; que telle femme, qui voulait sembler amoureuse, était froide et blasée; que la gaieté de celle-ci était morne, et la mélancolie de celle-là minaudière. Un parvenu voulait avoir l'air noble; un noble voulait avoir l'allure populaire. Tout le monde posait plus ou moins. Les plus humbles cherchaient à se donner de l'aplomb, et l'intéressante timidité elle-même se contraignait pour éviter la gaucherie qui triomphait de ses efforts.

      Michel vit passer quelques jeunes ouvriers de sa connaissance. Ils vaquaient au service qu'ils avaient accepté, et se faisaient remarquer par leur bonne mine et quelque chose de pittoresque dans l'arrangement de leur toilette de gala. L'intendant les avait choisis évidemment parmi les plus présentables, et ils le savaient bien: car, eux aussi, se maniéraient ingénument: l'un avançait alternativement chaque épaule pour en déployer la vaste carrure; l'autre ne perdait pas un pouce de sa haute taille en passant auprès de maint petit grand personnage; un troisième raidissait l'arc de ses sourcils pour montrer aux belles dames un œil brillant comme l'escarboucle.

      Michel s'étonna de voir ces garçons se transformer de la sorte et perdre les avantages de leur belle prestance ou de leur agréable extérieur par une affectation involontaire, mais à coup sûr ridicule. «Je savais bien, pensa-t-il, que tous les hommes cherchaient ardemment l'approbation dans quelque classe et dans quelque genre que ce fût. Mais pourquoi ce besoin d'attirer les regards nous ôte-t-il tout à coup le charme ou la dignité de nos manières? Serait-ce que le désir est immodéré, ou que le but est méprisable? Faut-il nécessairement que la beauté s'ignore pour ne rien perdre de son éclat? Ou bien suis-je seul doué d'une insupportable clairvoyance? Où est le plaisir enthousiaste que je croyais trouver ici? Au lieu de subir l'action des autres, j'exerce la mienne sur moi-même pour juger sèchement tout ce qui frappe mes regards et m'ôter toute jouissance