George Sand

Lettres d'un voyageur


Скачать книгу

précieuses de la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beauté, le génie, et jusqu'à l'innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds, enfant superbe!

      Quel amour de la destruction brûlait donc en toi? quelle haine avais-tu contre le ciel, pour dédaigner ainsi ses dons les plus magnifiques? Est-ce que ta haute destinée te faisait peur? est-ce que l'esprit de Dieu était passé devant toi sous des traits trop sévères? L'ange de la poésie, qui rayonne à sa droite, s'était penché sur ton berceau pour te baiser au front; mais tu fus effrayé sans doute de voir si près de toi le géant aux ailes de feu. Tes yeux ne purent soutenir l'éclat de sa face, et tu t'enfuis pour lui échapper. A peine assez fort pour marcher, tu voulus courir à travers les dangers de la vie, embrassant avec ardeur toutes ses réalités, et leur demandant asile et protection contre les terreurs de ta vision sublime et terrible. Comme Jacob, tu luttas contre elle, et comme lui tu fus vaincu. Au milieu des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poète, tu l'as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu; tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites; tu aurais desservi ses autels en chantant sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et la blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d'une grâce plus suave que le masque et les grelots de la Folie. Mais tu ne pus jamais oublier les divines émotions de cette foi première. Tu revins à elle du fond des antres de la corruption, et ta voix, qui s'élevait pour blasphémer, entonna, malgré toi, des chants d'amour et d'enthousiasme. Alors ceux qui écoutaient se regardaient avec étonnement.—Quel est donc celui-ci, dirent-ils, et en quelle langue célèbre-t-il nos rites joyeux? Nous l'avons pris pour un des nôtres, mais c'est le transfuge de quelque autre religion, c'est un exilé de quelque autre monde plus triste et plus heureux. Il nous cherche et vient s'asseoir à nos tables; mais il ne trouve pas, dans l'ivresse, les mêmes illusions que nous. D'où vient que, par instants, un nuage passe sur son front et fait pâlir son visage? A quoi songe-t-il? de quoi parle-t-il? Pourquoi ces mots étranges qui lui reviennent à chaque instant sur les lèvres, comme les souvenirs d'une autre vie? Pourquoi les vierges, les amours, et les anges repassent-ils sans cesse dans ses rêves et dans ses vers? Se moque-t-il de nous ou de lui-même? Est-ce son Dieu, est-ce le nôtre, qu'il méprise et trahit?

      Et toi, tu poursuivais ton chant sublime et bizarre, tout à l'heure cynique et fougueux comme une ode antique, maintenant chaste et doux comme la prière d'un enfant. Couché sur les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l'Éden qui ne se flétrissent pas; et, en respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu parlais de l'éternel encens que les anges entretiennent sur les marches du trône de Dieu. Tu l'avais donc respiré, cet encens? Tu les avais donc cueillies, ces roses immortelles? Tu avais donc gardé, de cette patrie des poëtes, de vagues et délicieux souvenirs qui t'empêchaient d'être satisfait de tes folles jouissances d'ici-bas?

      Suspendu entre la terre et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au milieu des hommes; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées étaient trop vastes, tes désirs trop immenses, tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l'oubli des biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t'arrêter en soupirant devant les vierges de Raphaël.—Quel est donc, disait, à propos de toi, un pieux et tendre songeur, ce jeune homme qui s'inquiète tant de la blancheur des marbres?

      Comme ce fleuve des montagnes que j'entends mugir dans les ténèbres, tu es sorti de ta source plus pur et plus limpide que le cristal, et tes premiers flots n'ont réfléchi que la blancheur des neiges immaculées. Mais, effrayé sans doute du silence de la solitude, tu t'es élancé sur une pente rapide, tu t'es précipité parmi des écueils terribles, et, du fond des abîmes, ta voix s'est élevée, comme le rugissement d'une joie âpre et sauvage.

      De temps en temps, tu te calmais en te perdant dans un beau lac, heureux de te reposer au sein de ses ondes paisibles et de refléter la pureté du ciel. Amoureux de chaque étoile qui se mirait dans ton sein, tu lui adressais de mélancoliques adieux quand elle quittait l'horizon.

Dans l'herbe des marais, un seul instant arrête,
Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux.

      Mais bientôt, las d'être immobile, tu poursuivais ta course haletante parmi les rochers, tu les prenais corps à corps, tu luttais avec eux, et quand tu les avais renversés, tu partais avec un chant de triomphe, sans songer qu'ils t'encombraient dans leur chute et creusaient dans ton sein des blessures profondes.

      L'amitié s'était enfin révélée à ton cœur solitaire et superbe. Tu daignas croire à un autre qu'à toi-même, orgueilleux infortuné! tu cherchas dans son cœur le calme et la confiance. Le torrent s'apaisa et s'endormit sous un ciel tranquille. Mais il avait amassé, dans son onde, tant de débris arrachés à ses rives sauvages, qu'elle eut bien de la peine à s'éclaircir. Comme celle de la Brenta, elle fut longtemps troublée, et sema la vallée qui lui prêtait ses fleurs et ses ombrages, de graviers stériles et de roches aiguës. Ainsi fut longtemps tourmentée et déchirée la vie nouvelle que tu venais essayer. Ainsi le souvenir des turpitudes que tu avais contemplées vint empoisonner, de doutes cruels et d'amères pensées, les pures jouissances de ton âme encore craintive et méfiante.

      Ainsi ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton cœur, céda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et comme un beau lis se pencha pour mourir. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, posa sur ton front une main chaude de colère, et, en un instant, tes idées se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin établi dans les fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement, toutes les nobles facultés de l'intelligence, si déliées en toi, se troublèrent et s'effacèrent comme les nuages qu'un coup de vent balaie. Tu te levas sur ton lit en criant:—Où suis-je, ô mes amis? pourquoi m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?

      Un seul sentiment survivait en toi à tous les autres, la volonté, mais une volonté aveugle, déréglée, qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l'espace. Une dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons; tu repoussais l'étreinte de ton ami, tu voulais t'élancer, courir. Une force effrayants te débordait.—Laissez-moi ma liberté, criais-tu, laissez-moi fuir; ne voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune?—Où voulais-tu donc aller? Quelles visions ont passé dans le vague de ton délire? Quels célestes fantômes t'ont convié a une vie meilleure? Quels secrets insaisissables à la raison humaine as-tu surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu quelque chose à présent, dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour mourir; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid du cercueil, et tu as crié:—Tirez-moi, tirez-moi de cette terre humide!

      N'as-tu rien vu de plus? Quand tu courais, comme Hamlet, sur les traces d'un être invisible, où croyais-tu te réfugier? à quelle puissance mystérieuse demandais-tu du secours contre les horreurs de la mort? Dis-le-moi, dis-le-moi, pour que je l'invoque dans tes jours de souffrance, et pour que je l'appelle auprès de toi dans tes détresses déchirantes. Elle t'a sauvé, cette puissance inconnue, elle a arraché le linceul qui s'étendait déjà sur toi. Dis-moi comment on l'adore, et par quels sacrifices on se la rend favorable. Est-ce une douce providence que l'on bénit avec des chants et des offrandes de fleurs? Est-ce une sombre divinité qui demande en holocauste le sang de ceux qui t'aiment? Enseigne-moi dans quel temple ou dans quelle caverne s'élève son autel. J'irai lui offrir mon cœur quand ton cœur souffrira; j'irai lui donner ma vie quand ta vie sera menacée. . . .

      La seule puissance à laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais paternel. C'est celle qui infligea tous les maux à l'âme humaine, et qui, en revanche, lui révéla l'espérance du ciel. C'est la Providence que tu méconnais souvent, mais à laquelle te ramènent les vives émotions de ta joie et de ta douleur. Elle