George Sand

Lettres d'un voyageur


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sur certaines faces du passé, et je m'adoucis aussitôt. Je pensai à notre amitié, j'eus des remords d'avoir laissé tant d'amertume entrer dans ce pauvre cœur. Je me rappelai les joies et les souffrances que nous avons partagées. Les unes et les autres me sont si chères, qu'en y pensant je me mis à pleurer comme une femme.

      En portant mes mains à mon visage, je respirai l'odeur d'une sauge dont j'avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur sa montagne, à plusieurs lieues de moi. Je l'avais respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise senteur. D'où vient qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime?—Le parfum de l'âme, c'est le souvenir. C'est la partie la plus délicate, la plus suave du cœur, qui se détache pour embrasser un autre cœur et le suivre partout. L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais qu'il est doux et suave! qu'il apporte, à l'esprit abattu et malade, de bienfaisantes images et de chères espérances!—Ne crains pas, ô toi qui as laissé sur mon chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre. Je la serrerai dans mon cœur silencieux, comme une essence subtile dans un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai à mes lèvres dans mes jours de détresse, pour y puiser la consolation et la force, les rêves du passé, l'oubli du présent....

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      . . . . Je me souviens que, lorsque j'étais enfant, les chasseurs apportaient à la maison, vers l'automne, de belles et douces palombes ensanglantées. On me donnait celles qui étaient encore vivantes, et j'en prenais soin. J'y mettais la même ardeur et les mêmes tendresses qu'une mère pour ses enfants, et je réussissais à en guérir quelques-unes. A mesure qu'elles reprenaient la force, elles devenaient tristes et refusaient les fèves vertes, que, pendant leur maladie, elles mangeaient avidement dans ma main. Dès qu'elles pouvaient étendre les ailes, elles s'agitaient dans la cage et se déchiraient aux barreaux. Elles seraient mortes de fatigue et de chagrin si je ne leur eusse donné la liberté. Aussi je m'étais habitué, quoique égoïste enfant s'il en fut, à sacrifier le plaisir de la possession au plaisir de la générosité. C'était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de revenir manger les fèves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main que je refermais aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore, le cœur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au cœur. Je la suivais longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derrière les sorbiers du jardins je me mettais à pleurer amèrement, et j'en avais pour tout un jour à inquiéter ma mère par mon air abattu et souffrant.

      Quand nous nous sommes quittés, j'étais fier et heureux de te voir rendu à la vie; j'attribuais un peu à mes soins la gloire d'y avoir contribué. Je rêvais pour toi des jours meilleurs; une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t'eus déposé à terre, quand je me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis que mon âme s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur les marches de la Piazzetta.—Du courage! me dit-il.—Oui, lui répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure à vivre. A présent il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien; mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l'avons voulu; mais il n'est plus ici, nous sommes au désespoir.

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      . . . . Avant de me coucher, j'allai fumer mon cigare sur la route de Bassano. Je ne m'éloignai guère d'Oliero que d'un quart de lieue, et il ne faisait pas encore nuit; mais la route était déjà déserte et silencieuse comme à minuit. Je me trouvai tout à coup, je ne sais comment, en face d'un monsieur beaucoup mieux mis que moi. Il avait un frac bleu, des bottes à la hussarde et un bonnet hongrois avec un beau gland de soie tombant sur l'épaule. Il se mit en travers de mon chemin et m'adressa la parole dans un dialecte moitié italien, moitié allemand. Je crus qu'il demandait quelque renseignement sur le pays, et, lui montrant le clocher qui se dessinait en blanc sur les ombres de la vallée, je me bornai à lui répondre: «Oliero.» Mais il reprit sa harangue d'un ton lamentable; je crus comprendre qu'il me demandait l'aumône. Il était impossible d'offrir à un mendiant si élégant moins d'un svansic, et cette générosité m'était également impossible pour des raisons majeures. Je me rappelai en même temps les avertissements du docteur, et je passai mon chemin. Mais, soit qu'il me prît pour un financier déguisé, soit que ma blouse de cotonnade bleue lui plût extrêmement, il s'obstina à me suivre pendant une cinquantaine de pas en continuant son inintelligible discours, qui me parut mal accentué et que je ne goûtai nullement. Ce monsù avait un fort beau bâton de houx à la main, et je n'avais pas seulement une branche de chèvrefeuille. Je me souvenais très bien des propres paroles du docteur: Ayez l'œil sur son bâton. Mais je ne voyais pas bien clairement à quoi pouvait me servir la connaissance exacte du danger que je courais. Je pris le parti de tâcher de penser à autre chose, et de siffloter, en répétant à part moi, cette phrase profondément philosophique que tu m'as apprise, et dont tu m'as conseillé l'emploi dans les grandes émotions de la vie:—La musique à la campagne est une chose fort agréable; les cordes harmonieuses de la harpe, etc.—Je jetai un regard de côté et vis mon Allemand tourner les talons. Comme je n'avais aucune envie de cultiver sa connaissance, je continuai de marcher vers Bassano en sifflant.

      J'avais eu une peur de tous les diables. Je suis naturellement poltron et imprévoyant à la fois. C'est ce qui faisait dire à mon précepteur que j'avais le caractère d'un merle. Je ne crois au danger que quand je le touche, et je l'oublie dès qu'il est passé. Il n'est pas d'oiseau plus stupide que moi pour retomber vingt fois dans le piége où il a été pris. Je tourne autour et je le brave avec une légèreté que l'on prendrait volontiers pour du courage; mais quand j'y suis, je n'y fais pas meilleure figure que les autres. Je l'avoue sans honte, parce qu'il me semble qu'un homme de quatre pieds dix pouces n'est pas obligé d'avoir le stoïcisme de Milon de Crotone, et parce que j'ai vu bien des butors gigantesques être au moins aussi faibles que moi en face de la peur.

      Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de genévrier suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j'aperçus sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand, qui fumait dans une pipe fort honnête, et qui attendait, en suivant chaque tour de broche d'un œil amoureux, que le quartier d'agneau commandé pour son souper eût fini de rôtir. Il se leva en me voyant et m'offrit un chaise auprès de lui. J'étais un peu confus de la méprise que j'avais faite en prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On nous servit notre souper à la même table: à lui son agneau rôti, à moi mon fromage de chèvre; à lui le vin généreux d'Asolo, à moi l'eau pure du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu'il se sentit peu d'appétit, soit qu'il fût touché de la grâce avec laquelle je mangeais mon pain, il m'invita à partager son repas, et j'acceptai sans cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque inintelligible, et il me fit d'agréables reproches du refus que je lui avais fait, sur la route, d'un peu de feu de mon cigare pour allumer sa pipe. Je me confondis en excuses, et j'essayai de me moquer intérieurement de ma frayeur; mais malgré sa politesse, et peut-être aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable odeur de coquin qui rappelait l'Auberge des Adrets d'une lieue. L'hôte avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous regarder alternativement. Quand je grimpai à ma soupente, résolu à affronter