ne pouvait plus en être utile. Du général les accusations descendirent au chef d'état-major. On refusa de croire qu'il n'y eût pas complicité; on ne put se persuader que dans l'intimité où ils étaient ensemble l'un ne fût pas au courant des projets de l'autre. Reynier fut victime de cette fausse conviction, et mis à la réforme. Desaix, qui s'intéressait vivement à lui, ne put, malgré ses instances, faire révoquer une mesure aussi rigoureuse[1]. Bonaparte fut plus heureux; il le plaça au nombre des généraux qui devaient former son état-major, et lui fit expédier des lettres de service pour l'armée qu'il allait conduire en Orient.
MÉMOIRES
DU GÉNÉRAL REYNIER
SUR LES OPÉRATIONS
DE L'ARMÉE D'ORIENT,
OU
DE L'ÉGYPTE
APRÈS LA BATAILLE D'HÉLIOPOLIS.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
SUR L'ORGANISATION PHYSIQUE, MILITAIRE, POLITIQUE ET MORALE DE L'ÉGYPTE.
Plusieurs voyageurs ont déjà fait connaître l'Égypte, et Volney, mieux que personne, a donné des idées générales sur l'état physique et politique de ce pays; mais aucun d'eux n'était appelé, par les circonstances et par ses fonctions, à l'étudier sous des rapports militaires et administratifs. Ces connaissances sont néanmoins indispensables pour juger les événemens militaires et politiques dont elle a été le théâtre, et pour apprécier les grandes espérances que cette brillante expédition pouvait donner pour les progrès de la civilisation, les développemens qu'elle procurait au commerce de la France dans l'Inde et la Méditerranée, et pour sentir enfin les causes de la perte de cette conquête.
Je vais esquisser quelques considérations générales sur cette organisation: distrait continuellement par des occupations militaires, je n'ai pu observer beaucoup de détails politiques; mais les savans qui ont partagé les fatigues de l'armée d'Orient, et qui ont dû à ses travaux de pouvoir s'occuper entièrement de recherches intéressantes, les feront connaître. Mon but, en ce moment, est de donner aux lecteurs qui ne connaissent pas l'Égypte, un aperçu de son organisation, considérée sous les rapports de sa défense et de l'état politique des habitans.
ORGANISATION PHYSIQUE.
L'Égypte est comme isolée du reste de la terre par des obstacles naturels: séparée de l'Asie par des déserts, un petit nombre de lieux bas, où l'on trouve de l'eau saumâtre, déterminent la route qu'une armée peut prendre pour venir l'attaquer. La côte plane de l'Égypte sur la Méditerranée, et les bouches du Nil, embarrassées par des bancs de sable, permettent seulement de débarquer sur quelques points connus. Bornée à l'ouest par des déserts immenses, elle est seulement exposée, de ce côté, aux émigrations des tribus arabes de la Barbarie. Séparée de la mer Rouge par un désert, elle craint peu d'être attaquée de ce côté: ses deux ports sur cette mer, n'offrent aucune ressource; à peine peut-on s'y procurer de l'eau; les vivres et les chameaux nécessaires pour passer le désert y doivent être envoyés d'Égypte.
Deux chaînes de montagnes arides bordent le Nil dans la Haute-Égypte; elles laissent entre elles une vallée de quatre à cinq lieues de largeur, dans laquelle le fleuve coule, et qu'il couvre lors de ses débordemens périodiques. C'est la seule partie cultivée et habitée. La chaîne orientale, qui sépare le Nil de la mer Rouge, est la plus élevée; elle se termine au bord de la vallée par un escarpement, qui, dans beaucoup d'endroits, a l'apparence d'une muraille fort élevée, interrompu de distance en distance par des ravins, ou quelques vallons étroits formés par les torrens éphémères de l'hiver, et qui servent de route pour gravir ces montagnes. La chaîne occidentale, qui sépare la vallée du Nil de celle des Oasis, se termine généralement en pente douce; elle devient cependant plus escarpée vers Siout; et depuis le coude que forme le Nil vers Kenëh, elle est taillée à pic, ainsi que la chaîne orientale jusqu'à Sienne, où les montagnes s'élèvent davantage et ne laissent qu'un passage étroit aux eaux du fleuve.
Près du Caire, ces deux chaînes s'écartent: l'orientale se termine vers l'extrémité de la mer Rouge, sans présenter aucune apparence de liaison avec les montagnes de l'Arabie, qui se terminent de même.[2]
L'occidentale s'abaisse aussi vers le Fayoum, prend, près du Caire, sa direction vers le nord-ouest, ensuite à l'ouest, où elle forme la côte de la Méditerranée. Les rochers qu'on trouve vers Alexandrie et Aboukir, paraissent une île qui a été détachée de cette chaîne.
Dans l'espace compris entre ces deux chaînes et la mer, est la plaine de la Basse-Égypte, formée en grande partie par les alluvions du Nil: elle est coupée par les branches de ce fleuve et par de nombreux canaux d'irrigation.
Les sept branches par lesquelles le Nil se dispersait autrefois dans le Delta, pour aller se jeter dans la mer par sept embouchures, sont actuellement réduites à deux principales, celle de Rosette et celle de Damiette. Quelques canaux navigables une partie de l'année sont les restes encore existans des autres branches. Le canal de Moez est l'ancienne branche Tanitique; celui d'Achmoun, la Mendésienne: leurs embouchures se retrouvent encore à Omfaredje et à Dibëh, au-delà du lac Menzalëh. Les canaux de Karinen et de Tabanieh, qui tombent dans la mer à Bourlos, sont l'ancienne branche Sébennitique.
On trouve moins de traces des branches Pélusiaque et Canopique, qui, rapprochées du désert, donnaient plus de développement au Delta; cependant celles de la Pélusiaque sont bien prononcées dans la province de Charkiëh, et on retrouve son embouchure à Tineh, vers les ruines de Péluse.
Il est probable que lorsqu'elles existaient toutes ensemble, ces branches recevaient un volume d'eau à peu près égal. La répartition inégale des eaux, des canaux dérivés mal à propos ou mal entretenus, et diverses autres causes, ont pu diminuer leur volume dans l'une de ces branches; alors l'équilibre a été rompu à l'embouchure; les eaux de la mer ont remonté dans le lit du fleuve, ont refoulé les eaux douces, et se sont mêlées avec elles. Leur salure a dû nuire à la culture des terres arrosées par les branches du fleuve où elles ont pénétré: l'abandon de ces terres en a été l'effet; l'inculture a augmenté tant que l'ignorance de la cause ou l'intérêt des cantons plus favorisés, ont empêché de rétablir l'équilibre, et réciproquement l'entretien des canaux a été abandonné à mesure que la population qui en cultivait les rives est allée s'établir dans des contrées plus fertiles.
On observe quelquefois cet effet sur les branches de Rosette et de Damiette; lorsque la rupture de quelques digues ou d'autres circonstances augmentent le volume d'eau d'une des branches aux dépens de l'autre, la mer pénètre dans celle-ci, imprègne les terres de sel, et force d'abandonner la culture, jusqu'à ce que l'équilibre étant rétabli, les eaux douces aient pu les laver suffisamment pour les rendre fertiles.
D'autres causes ont encore contribué à détruire la branche Pélusiaque; les Croisés, en ruinant et brûlant la ville de Péluse, ainsi que les principales villes de ce canton, déterminèrent les habitans à fuir cette province frontière, exposée à tous les malheurs de la guerre. La branche Pélusiaque ne fut plus entretenue; les riverains des autres branches, toujours avides de s'emparer des eaux du Nil, les détournèrent; les eaux de la mer remontèrent dans cette branche, les terres abandonnées s'imprégnèrent de sel, et des cantons considérables devinrent déserts et stériles.
On ne peut douter que la Basse-Égypte n'ait dû son existence, en grande partie, aux alluvions du