Victor Hugo

L'année terrible


Скачать книгу

s’attaque à l’océan, où l’ange,

      Étreint par le géant, lutte, et fait un mélange

      Du sang céleste avec le sang noir du titan:

      Nous rêvions Apollon contre Léviathan;

      Nous nous imaginions l’ombre en pleine démence:

      Nous heurtions, dans l’horreur d’une querelle immense,

      Rosbach contre Iéna, Rome contre Alaric,

      Le grand Napoléon et le grand Frédéric;

      Nous croyions voir vers nous, en hâte, à tire d’ailes,

      Les victoires voler comme des hirondelles

      Et, comme l’oiseau court à son nid, aller droit

      A la France, au progrès, à la justice, au droit;

      Nous croyions assister au choc fatal des trônes,

      A la sinistre mort des vieilles Babylones,

      Au continent broyé, tué, ressuscité

      Dans une éclosion d’aube et de liberté,

      Et voir peut-être, après de monstrueux désastres,

      Naître un monde à travers des écroulements d’astres!

      Ainsi nous songions. Soit, disions-nous, ce sera

      Comme Arbelle, Actium, Trasimène et Zara,

      Affreux, mais grandiose. Un gouffre avec sa pente,

      Et l’univers tout près du bord, comme à Lépante,

      Comme à Tolbiac, comme à Tyr, comme à Poitiers.

      La Colère, la Force et la Nuit, noirs portiers,

      Vont ouvrir devant nous la tombe tout grande.

      Il faudra que le Sud ou le Nord y descende;

      Il faudra qu’une race ou l’autre tombe au fond

      De l’abîme où les rois et les dieux se défont.

      Et pensifs, croyant voir venir vers nous la gloire,

      Les chocs comme en ont vu les hommes de la Loire,

      Wagram tonnant, Leipsick magnifique et hideux,

      Cyrus, Sennachérib, César, Frédéric Deux,

      Nemrod, nous frémissions de ces sombres approches... —

      Tout à coup nous sentons une main dans nos poches.

      Il s’agit de ceci: Nous prendre notre argent.

      Certe, on se disait bien: Bonaparte indigent

      Fut un escroc, et doit avoir pour espérance

      De voler l’Allemagne, ayant volé la France;

      Il filouta le trône; il est vil, fourbe et laid;

      C’est vrai; mais nous faisions ce rêve qu’il allait

      Rencontrer un vieux roi, fier de sa vieille race,

      Ayant Dieu pour couronne et l’honneur pour cuirasse,

      Et trouver devant lui, comme au temps des Dunois,

      Un de ces paladins des antiques tournois

      Dont on voit vaguement se modeler l’armure

      Dans les nuages pleins d’aurore et de murmure.

      O chute! illusion! changement de décor!

      C’est le coup de sifflet et non le son du cor.

      La nuit. Un hallier fauve où des sabres fourmillent.

      Des canons de fusils entre les branches brillent;

      Cris dans l’ombre. Surprise, embuscade. Arrêtez!

      Tout s’éclaire; et le bois offre de tous côtés

      Sa claire-voie où brille une lumière rouge.

      Sus! on casse la tête à tous si quelqu’un bouge.

      La face contre terre et personne debout!

      Et maintenant donnez votre argent — donnez tout.

      Qu’il vous plaise ou non d’être à genoux dans la boue,

      Qu’importe! et l’on vous fouille, et l’on vous couche en joue.

      Nous sommes dix contre un, tous armés jusqu’aux dents.

      Et si vous résistez, vous êtes imprudents.

      Obéissez! Ces voix semblent sortir d’un antre.

      Que faire? on tend sa bourse, on se met à plat ventre,

      Et pendant que, le front par terre, on se soumet,

      On songe à ces pays que jadis on nommait

      La Pologne, Francfort, la Hesse, le Hanovre.

      C’est fait! relevez-vous! on se retrouve pauvre

      En pleine Forêt-Noire, et nous reconnaissons,

      Nous point initiés aux fauves trahisons,

      Nous ignorants dans l’art de régner, nous profanes,

      Que Cartouche faisait la guerre à Schinderhannes.

       Table des matières

      DIGNES L’UN DE L’AUTRE

      Donc regardez: Ici le Jocrisse du crime;

      Là, follement servi par tous ceux qu’il opprime,

      L’ogre du droit divin, dévot, correct, moral,

      Né pour être empereur et rester caporal.

      Ici c’est le Bohême et là c’est le Sicambre.

      Le coupe-gorge lutte avec le deux-décembre.

      Le lièvre d’un côté, de l’autre le chacal.

      Le ravin d’Ollioule et la maison Bancal

      Semblent avoir fourni certains rois; les Calabres

      N’ont rien de plus affreux que ces traîneurs de sabres:

      Pillage, extorsion, c’est leur guerre; un tel art

      Charmerait Poulailler, mais troublerait Folard.

      C’est l’arrestation nocturne d’un carrosse.

      Oui, Bonaparte est vil, mais Guillaume est atroce,

      Et rien n’est imbécile, hélas, comme le gant

      Que ce filou naïf jette à ce noir brigand.

      L’un attaque avec rien; l’autre accepte l’approche

      Et tire brusquement la foudre de sa poche;

      Ce tonnerre était doux et traître, et se cachait;

      Leur empereur avait le nôtre pour hochet.

      Il riait: Viens, petit! Le petit vient, trébuche,

      Et son piége le fait tomber dans une embûche.

      Carnage, tas de morts, deuil, horreur, trahison,

      Tumulte infâme autour du sinistre horizon;

      Et le penseur, devant ces attentats sans nombre,

      Est pris d’on ne sait quel éblouissement sombre.

      Que de crimes, ciel juste! Oh! l’affreux dénoûment!

      O France! un coup de vent dissipe en un moment

      Cette ombre de césar et cette ombre d’armée.

      Guerre où l’un est la flamme et l’autre la fumée.