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Octave Mirbeau
La 628-E8 Comprenant en annexe le chapitre intégral "Balzac" Publié par Good Press, 2021 EAN 4064066078003 Table des matières DÉDICACE À Monsieur FERNAND CHARRON À qui dédier le récit de ce voyage, sinon à vous, cher Monsieur Charron, qui avez combiné, construit, animé, d'une vie merveilleuse, la merveilleuse automobile où je l'accomplis, sans fatigue et sans accrocs? Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j'ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine. Oui, ce qui est nouveau, ce qui est captivant, c'est ceci. Non seulement l'automobile nous emporte, de la plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse; elle nous mène aussi à travers des mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l'histoire, notre histoire vivante d'aujourd'hui... Du moins, on est si content qu'on croit vraiment que tout cela est arrivé. Et puis, pour nous les rendre supportables et sans remords, ne faut-il pas anoblir un peu toutes nos distractions? Il y a six ans, je me rappelle, parti, un malin, d'Aurillac, sur une des premières automobiles que vous ayez construites, j'arrivai, le soir, vers quatre heures, en plein Jura, à Poligny. C'était la fin d'un jour de marché. Tout était calme dans les rues. Nul bruit dans les cabarets, à peu près vides. Bêtes et gens s'en allaient pacifiquement, qui à l'étable, qui au foyer. Quelques groupes restaient encore à deviser sur la place, où les petits marchands avaient démonté et repliaient leurs étalages... Rien qu'à la traverser, la ville me fut sympathique. Elle avait un air de décence, de bonne santé, de bon accueil, très rare en France. Dans l'auberge où je descendis, je m'attablai entre deux paysans, très beaux, très forts, les cheveux drus et noirs sur une puissante tête carrée, le masque modelé en accents énergiques; singulièrement avenants. Ils parlaient de leurs affaires, et moi, tout en mangeant de savoureuses truites, arrosées d'un excellent vin d'Arbois, je les écoutais parler. Comme ils n'avaient rien du nationalisme sectaire et méfiant, avec lequel, d'ordinaire, les paysans reçoivent ce qu'ils appellent les étrangers, ils permirent fort gentiment que je prisse part à leur conversation. Ils se montrèrent parfaits techniciens agricoles, curieux de progrès, informés au delà des choses de leur métier. Je n'avais plus, devant moi, l'Auvergnat, âpre et rusé, bavard et superstitieux, ignorant et lyrique, que j'avais quitté le matin même, non sans plaisir, je l'avoue; je voyais enfin des hommes, calmes, réfléchis, réalistes, précis, qui ne croient qu'à leur effort, ne comptent que sur lui, savent ce qu'ils veulent, ont le sentiment très net de leur force économique, exigent qu'on respecte en eux la dignité sociale et humaine du travail. Aucune trace de superstition, en leurs discours, et, ce qui me frappa beaucoup, pas le moindre misonéisme. Ils n'eurent pas une parole de haine contre l'automobilisme. Au contraire. Ils admiraient grandement cette nouveauté, lui faisaient crédit de n'être encore qu'un sport—un sport expérimental—aux mains des riches, et ils en attendaient des applications démocratiques, avec confiance. À plusieurs reprises, ils marquèrent cette fierté que, de tous les départements français, le leur fût celui où l'instruction s'était le plus développée. L'un d'eux me dit: —Chez nous, tous, nous désirons apprendre. Malheureusement, on ne nous apprend pas grand'chose. Nous n'avons pas, bien sûr, l'ambition de devenir des savants, comme Pasteur. Mais nous voudrions connaître l'indispensable. Or, l'instruction qu'on nous donne est, tout entière, à réformer. C'est l'instruction cléricale qui persiste hypocritement, dans l'instruction laïque. On nous farcit toujours l'esprit de légendes dont nous n'avons que faire... Mais nous continuons à ignorer les plus simples éléments de la vie: par exemple, ce que c'est que l'eau que nous buvons, la viande que nous mangeons, l'air que nous respirons, la semence que nous confions à la terre..., en bloc, tous les phénomènes naturels, et nous-mêmes... Alors, comme nos anciens, nous cheminons, à tâtons, dans la routine, et nous ne sommes pas capables de tirer parti des immenses richesses qui sont, partout, dans la nature, à portée de la main. L'autre, qui approuvait, dit à son tour: —Les socialistes nous prêchent sans cesse l'émancipation, l'affranchissement... J'en suis, parbleu!... Mais, l'affranchissement, l'émancipation de quoi, si tout d'abord on n'affranchit et on n'émancipe notre cerveau? Je compris très bien que le passé n'avait plus aucune prise sur ces hommes conscients et qu'ils défendraient avec une volonté tenace et une tranquille assurance, les conquêtes, les pauvres petites conquêtes, matérielles et morales, qu'ils avaient su, tout seuls, arracher à la société et au sol ingrat de leurs montagnes... Et tel était le miracle... En quelques heures, j'étais allé d'une race d'hommes à une autre race d'hommes, en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, de mœurs, d'humanité qui les relient et les expliquent, et j'éprouvais cette sensation—tant il me semblait que j'avais vu de choses—d'avoir, en un jour, vécu des mois et des mois. Et cette sensation que, seule, l'automobile peut donner, car les chemins de fer, qui ont leurs voies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées, toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers et les gares, toujours pareilles, ne traversent réellement pas les pays, ne vous mettent point en communication directe avec leurs habitants,—cette sensation, tout à fait nouvelle, que de fois j'en goûtai la force et le charme, au cours de ce voyage exquis, où je retrouve constamment mon admiration et, je puis le dire, ma reconnaissance, pour cette maison roulante idéale, cet instrument docile et précis de pénétration qu'est l'automobile, et surtout—puisqu'il faut bien finir par tout ramener à soi—l'automobile créée par vous, cher monsieur Charron, pour mes curiosités et mes vagabondes rêveries... C'est pour cela que j'aime mon automobile. Elle fait partie désormais de ma vie; elle est ma vie, ma vie artistique et spirituelle, autant et plus que ma maison. Elle est pleine de richesses, sans cesse renouvelées, qui ne coûtent rien que la joie de les prendre au passage, ici, là, partout où m'entraînent la fantaisie de voir et le désir d'étudier. J'y sens vivre les choses et les êtres avec une activité intense, en un relief prodigieux, que la vitesse accuse, bien loin de l'effacer. Elle m'est plus chère, plus utile, plus remplie d'enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs