Octave Mirbeau

La 628-E8


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troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d'art; je ne puis me faire à l'idée, qu'un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m'emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l'oeil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l'humanité.

      Eh bien, faut-il vous le dire, cher monsieur Charron? J'ai beaucoup hésité, avant d'inscrire votre nom en tête de ce petit volume... J'avoue que, durant quelques heures, j'ai manqué de courage... Voilà un bien gros mot, n'est-ce pas, pour une chose pourtant bien naturelle et bien simple... C'est que je connais les hommes de mon temps, surtout de mon milieu. Leur bienveillance si connue, leur indomptable morale et l'intransigeance de leurs vertus, m'ont positivement effrayé... Mais le sentiment très vif que j'ai de ma liberté, l'horreur, non moins vive, que j'ai des usages reçus et des pratiques courantes, mon immoralité, pour tout dire, eurent vite fait de surmonter cette terreur passagère et absurde... Si on les écoutait, ces braves gens-là, on ne ferait jamais rien de ce que l'on veut et de ce qui vous plaît... Laissons-les dire...

      Laissons-les dire, mais profitons de cette circonstance pour risquer quelques observations...

      L'époque, cher monsieur Charron, est terriblement réfractaire à l'admiration que nous devons aux choses du progrès, à la reconnaissance que nous devons aux hommes qui travaillent, luttent et trouvent. Admiration et reconnaissance, on ne les comprend et ne les accepte que si elles sont tarifées et rétribuées selon des prix courants, proportionnés à l'enthousiasme avec lequel on les exprime. La presse est devenue si universellement vénale, elle oblige tellement toutes les choses de la vie à verser dans sa caisse, pour être reconnues valables, un impôt de plus en plus lourd, qu'un écrivain, aujourd'hui, sous peine de se déshonorer, n'a plus le droit de signaler une découverte scientifique importante, ou de confesser un plaisir, une émotion, si cette émotion, ce plaisir lui viennent d'un objet fabriqué et qui se vend. Pour un temps, dont on aperçoit, d'ailleurs, la fin prochaine, il peut encore—sauf dans Le Journal, bien entendu—admirer un livre, un tableau, une statue, dire, à peu près librement, ses impressions sur ce qu'on appelle une œuvre de l'imagination. Classification vraiment arbitraire et comique, car j'ai toujours pensé que les statues, les tableaux, les livres se vendent avec plus d'âpreté encore que les machines; et les machines m'apparaissent, bien plus que les livres, les statues, les tableaux, des oeuvres de l'imagination. Quand je regarde, quand j'écoute vivre cet admirable organisme qu'est le moteur de mon automobile, avec ses poumons et son cœur d'acier, son système vasculaire de caoutchouc et de cuivre, son innervation électrique, est-ce que je n'ai pas une idée autrement émouvante du génie humain, de sa puissance imaginative et créatrice, que si je lis un livre de M. Paul Bourget, ou considère un tableau de M. Detaille, une statue de M. Denys Puech? Est-ce que le moindre mécanisme qui transporte l'énergie motrice, la chaleur, la parole, l'image, par de minces réseaux de fils métalliques, ou par d'invisibles ondes, n'implique pas une plus grande somme d'études, d'observations, d'efforts, de facultés supérieures?... Et cependant, le livre banal, infiniment inutile de M. Paul Bourget, la statue—si l'on peut dire—de M. Denys Puech, le tableau—euphémisme—de M. Detaille, il est admis, il est honorable, élégant, que je puisse les vanter tant que je voudrai, et tout le monde me louera d'avoir débité, à leur propos, les sottises esthétiques qui fermentent sous le crâne d'un critique d'art. Mais il me sera formellement interdit de décrire une machine qui, comme l'automobile, par exemple, bouleverse déjà, et bouleversera bien davantage les conditions de la vie sociale.

      Eh bien, je proteste, de toutes mes forces, contre cette conception éducatrice des journaux qui leur permet—parce que c'est de l'art—de vous raconter, en quatre colonnes, le dernier vaudeville des Variétés, et qui fait que nous ne savons rien, jamais rien,—parce que c'est du commerce,—des travaux admirables, par lesquels tant de savants obscurs s'acharnent à conquérir, pour nous, chaque jour, un peu plus de bonheur...

      Cette liberté, je ne la revendique pas, cher monsieur Charron, pour déclarer, tout de go, que vous avez inventé l'automobile. Mais, de vous y être passionné, l'automobilisme vous doit beaucoup. Parmi les constructeurs français—j'ai plaisir à le reconnaître—vous êtes certainement celui qui apporta le plus de progrès notables à cette industrie. Ingénieux, pratique et tenace, vous n'avez cessé de chercher et de trouver des améliorations, vous n'avez cessé de créer des dispositifs, adoptés universellement aujourd'hui, grâce à quoi nos moteurs ont atteint ce degré de presque-perfection, où nous les voyons en ce moment. Et ce qui m'étonne le plus, et dont je vous loue infiniment, c'est que vous vous soyez aussi préoccupé de leur donner une forme harmonieuse, et de doter la machine, comme un objet d'art, de sa part de beauté.

      Je vous ai suivi, avec un intérêt grandissant, depuis le jour où, dans les sous-sols de l'avenue de la Grande-Armée—vous n'aviez pas d'usine en ce temps-là—vous convoquiez quelques personnes à venir voir les pièces du premier châssis que vous alliez monter... J'en étais... Je me souviens qu'un curieux personnage, un Américain, qui n'est pas un inconnu et qui est roi, comme pas mal de citoyens de sa république, roi de l'Acier, M. Schwab, pour tout dire, en était aussi... Je le vois encore, prenant chaque pièce, successivement, et après l'avoir examinée, soupesée, éprouvée, flairée, disant:

      —Ça, c'est de l'acier... À la bonne heure!... Voilà de l'acier!...

      Si bien qu'avant de s'en aller il vous commanda deux châssis pour lui, dix autres, pour des Américains, des rois de quelque chose évidemment, dont il vous donna les noms et les adresses:

      Et il ajouta:

      —S'ils n'en veulent pas... tant pis pour eux!... Je les prendrai, moi... Marchez!... Marchez!... Ça, c'est de l'acier...

      Et moi, qui ne suis roi de rien, entraîné par l'exemple de M. Schwab, j'en commandai un, également.

      —Bon!... s'écria M. Schwab... Parfait!... Et si, au dernier moment, vous n'en voulez pas, non plus... je le prends... C'est de l'acier!

      Lors de ce voyage que j'entreprends de raconter ici M. Schwab me rappelait cette journée, un soir, que je le vis entrer dans Delft, où moi-même je venais d'arriver...

      Ce fut une soirée assez comique, vraiment, et bien américaine.

      Après le dîner, durant lequel nous avions beaucoup parlé de nos autos—car entre autres bienfaits de l'automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nos conversations sur l'immortalité de l'âme et sur les femmes en ait été si radicalement modifié—nous sortîmes. Et nous nous promenâmes par la ville.

      Curieuse et délicieuse ville, et si lointaine!

      La lune éclairait d'une lueur, aux éclats de nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d'une arche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideaux de dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons, prenaient des aspects d'un romantisme suranné et charmant... Puis, entre des espaces bleus, d'énormes tours surgissaient tout à coup dans la nuit argentée... Je dis qu'elles surgissaient; elles avaient plutôt l'air d'être tombées du ciel, ayant gardé l'obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite des palais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là, l'ogive d'une porte, l'intervalle d'un créneau, des plaques de vitraux treillissés... Personne dans les rues, presque pas de lumières aux fenêtres... des boutiques endormies dont le rayonnement semblait se rétrécir, s'affaiblir et mourir, comme celui des lampes qui vont s'éteindre dans un sanctuaire... Et, brusquement, nous respirions, parmi l'âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre, de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, de barquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant le marché du lendemain.

      Nous ne parlions pas... M. Schwab fumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n'en fument que les milliardaires... Et moi, transporté dans ce décor nocturne du moyen âge, il me semblait que fêtais loin de tout, loin des aciers et des rois de l'acier... si loin, si loin, si loin!

      Mais M. Schwab n'avait pas quitté le siècle, lui, ni l'Amérique, ni même l'avenue de la Grande-Armée... Il s'acharnait à tirer sur son cigare