la royale gloire d'Ostende. Il n'y a plus que de faux cigares de la Havane qui, tous, viennent d'Anvers et de Hambourg, et d'affreuses dentelles fausses, d'affreuses dentelles mécaniques, bien que cent maisons de lingerie se disputent—comme jadis cent villes de la Grèce faisaient d'Homère—le piètre honneur d'avoir fourni le trousseau de la princesse Stéphanie.
Et il n'y a plus, à Bruxelles, que des boursiers sans carnet, les fondateurs des XX sans tableaux, les inventeurs du modem style sans clients, çà et là, quelques critiques d'art symbolistes, hélas! sans emploi, quelques poètes aigris de n'avoir pu partir pour ailleurs, mélancoliques laissés pour compte de la littérature, de l'art, de la brasserie, et ce qui est pire que tout cela—oh! comme je comprends mieux tous les jours, cher Baudelaire, ton sarcasme douloureux!—des Bruxellois.
Sous l'Empire qui fut le second et qui sera le dernier—car nous n'avons rien à redouter d'un prince qui a pu vivre vingt ans avenue Louise,—Bruxelles était encore quelque chose... On le dit du moins... Aujourd'hui, ce n'est plus rien.
Ah! comme ils furent bien inspirés, le jour où ils chassèrent Victor Hugo de chez eux!... Quel bonheur, en quelque sorte providentiel, pour le grand poète, et pour nous! Il y eût sûrement perdu tout son génie; nous, nous eussions perdu toute sa gloire, insuffisamment remplacée par celle de M. Viélé-Griffin.
D'ailleurs, jamais ils n'ont pu garder un exilé de choix. Il leur fallait des proscrits à leur taille, de pauvres petits proscrits de rien du tout... C'est Boulange, Boulange, Boulange, c'est Boulange qu'il leur faut!... Oui, il leur fallait le général Boulanger... Ils l'ont eu... Ils étaient fiers de ses bottes dévernies et de sa plume blanche maculée de la boue du nationalisme... Ils l'entouraient de prévenances, lui envoyaient des fleurs, lui jouaient de la musique de M. Gevaert... Et voilà qu'au bout de très peu de temps, écœuré de la rue Montagne-de-la-Cour, du bois de la Cambre, n'en pouvant plus d'ennui et de dégoût, le pauvre diable finit par se brûler ce qui lui restait de cervelle... Celui-là aussi!... Alors qui?
Je ne crois pas qu'il existe, aujourd'hui, dans n'importe quel pays, à Aurillac et au Puy, pas même à Briançon, de caissiers assez dépourvus pour prendre leur retraite à Bruxelles. À preuve cette confidence, émouvante et douloureuse, que me fit, un soir, un honorable préposé à la caisse d'un grand établissement de crédit français:
—Plusieurs fois, monsieur, m'avoua ce sage, j'ai songé à me sauver avec la caisse... Que voulez-vous?... J'ai trop de famille, et pas assez d'appointements... Je n'arrive pas... je n'arrive pas à nouer les deux bouts... Ah! cela m'était bien facile, je vous assure... Du samedi soir au lundi matin... j'avais tout le temps, vous comprenez!... Mais je me suis dit: «Il va falloir vivre à Bruxelles désormais... Ma foi, non... J'aime mieux rester honnête homme.»
Et il soupira profondément...
Malgré toute ma bonne volonté—car il est bien évident, n'est-ce pas, que je suis sans parti pris, touchant Bruxelles,—il m'est impossible de trouver à ces rangées de petits hôtels et à ces parcs minuscules, de caractère. Ils ne paraissent faits que pour démontrer que Londres est une belle ville unique. De ci, de là, des constructions neuves, de larges voies moroses, où le Roi s'acharne à engloutir les millions de ses filles, évoquent la triste richesse de Berlin... Mais Bruxelles, avec ses gardes civiques, n'est pas la capitale d'un Empire de canons et d'affaires, où subsistent encore le souvenir d'un grand Frédéric, et le charme de son dix-huitième siècle truqué.
Non, Bruxelles est bien la capitale comique, la capitale d'opérette, la capitale de Vandepereboom!
Derrière le Musée, dans une rue que bordent de maigres acacias, j'ai remarqué, à travers sa grille, entre cour et jardin, une maison, trop petite assurément pour y loger Little-Tich... Devant la maison, un bassin rond, et guère plus grand qu'une assiette, d'où s'élancent deux fleurs d'arum, et qu'enjambe, on ne sait pourquoi, un pont arqué, peint en vert. Quelques plantes, qui gardèrent leur secret, se dessèchent au bas des murs, le long desquels la clématite et la vigne vierge refusent obstinément de grimper. On aperçoit à droite quelque chose de fauve, de roussi et de pelé qui fut peut-être, jadis, une pelouse.
Le propriétaire de cette villa a deux cygnes, l'un blanc, l'autre noir, mais le bassin est si étroit, et si peu profonde l'eau, que les deux malheureux volatiles, dans l'impossibilité de se baigner, se sont réfugiés sur le pont. C'est là que, affalés, étalés, tantôt le bec sous l'aile, tantôt le col allongé vers l'eau, ils passent leurs journées à dormasser, à rêvasser de lacs bleus et d'étangs pleins de roseaux...
Je ne veux pas dire que ceci soit un trait de bucolique spécial à Bruxelles. On peut le rencontrer, l'observer dans toutes les banlieues, à Chatou, au Vésinet, sans doute, non moins qu'à Villeneuve Saint-Georges et à Choisy-le-Roi, partout, autour des villes, où l'homme qui se relire des affaires a des désirs plus vastes que sa maison, son jardin et son bassin, et croit se créer un univers, en faisant souffrir les bêtes et les plantes...
Ce qui me fait supposer que Bruxelles n'est pas une ville, mais la banlieue d'une ville qu'on construira peut-être un jour...
Espérons... Espérons...!
J'ai été chercher, à la gare, des bagages que nous avions fait expédier par le train.
Au-dessus d'une porte, j'ai lu cette inscription, en deux langues, encore:
Sortie des voyageurs sans bagages, et des autres aussi.
Nous avons été recevoir, à la gare, un ami qui arrive d'Amsterdam... Et nous attendons le train sur le quai.
Un employé nous dit:
—Ici, savez-vous, c'est les Belges.
Il nous indique un autre point du quai:
—Là... savez-vous... c'est les autres!
Le même soir, au coin d'une rue, une femme—une Flamande assez fraîche de visage, mais massive et pesante,—racole un passant. La conversation s'engage; le passant demande:
—Et où demeures-tu?
La femme répond avec orgueil:
—Rue Montagne-de-la-Cour.
Le passant objecte:
—C'est trop loin.
Alors, la femme:
—Viens donc!... J'ai une belle chambre, sais-tu... bien ridonnée... Tu verras, Manneke, comme elle est ridonnée... Je tapisse partout.
Gérald B..., un de nos compagnons, nous raconte qu'il a passé la nuit chez une des plus jolies cocottes de Bruxelles...
—Très jolie, ma foi!... et bonne fille... Et un appartement d'un goût... qui m'a beaucoup gêné... Au moment du grand délire, la jolie cocotte se met à pousser des soupirs, des soupirs, et, tout d'un coup, elle s'écrie: «Il y a du bon... sais-tu... il y a du bon!»
Il circule dans Bruxelles beaucoup d'automobiles, et qui, toutes, semblent des engins formidables. La plupart simulent—à ne pas s'y méprendre—nos plus illustres marques françaises. En dépit de leur apparence de monstres, elles ne vont pas vite, elles vont très lentement, elles ne vont pas du tout.
—Par prudence, m'explique-t-on... Les Belges sont des mécaniciens très sages... Sans ça!
Ce matin, j'ai vu, arrêtée devant la porte d'un petit hôtel que décorent—comme tous les petits hôtels—des vitraux, des mosaïques, des cuivres vernis, dessinés par M. Théo Van Rysselberghe, j'ai vu une de ces voitures monstrueuses, plus monstrueuse encore que toutes celles que j'ai vues jusqu'ici... Un frisson m'a secoué tout le corps, rien qu'à considérer le redoutable capot qui protège le moteur... C'est un prodigieux cube de tôle, flanqué de sirènes de paquebot, armé de phares lenticulaires, gigantesques. En outre, un projecteur électrique, capable d'éclairer toute la Belgique nocturne, est fixé à la barre de direction. Je me dis avec un sentiment d'épouvante, où il entre, d'ailleurs, beaucoup d'admiration: