saucisson noir et dur, fait avec je ne sais quelles choses innommables, sur lequel s'émoussèrent mes dents et mon appétit. Mais les fruits, surtout les raisins d'Espagne, oh! combien excellents!
Après cette ville, la route devient mauvaise, cahoteuse et très poussiéreuse; le chemin de fer n'arrive encore que jusqu'à Ripoll et de Ribas à Ripoll, l'important charroi de cette région minière et agricole se fait par la route qu'il défonce déplorablement. J'ai eu toutes les peines du monde pour dépasser une antique diligence attelée de sept mules dont la vive allure soulevait plus de poussière qu'en France dix autos.
Voici maintenant Ripoll, point terminus actuel d'un chemin de fer venant de Barcelone; aussi après, la route redevient bonne. Le paysage, toujours très grandiose, va s'abaissant progressivement.
Jusqu'ici mules, mulets, chevaux et bourricots sont d'une humeur charmante: pas ombrageux du tout, ils regardent sans crainte passer l'auto; est-ce que cela durera?
Curieux contraste: hier soir, en France, les maisons et les gens sentaient l'Espagne; aujourd'hui, en Espagne, tout a l'air français; il est vrai que nous sommes en Catalogne et que les Catalans sont pour le moins autant français qu'espagnols.
Vich nous apparaît au commencement de la grande plaine qui précède la mer; c'est une petite ville d'une dizaine de mille habitants, sans grand intérêt en dehors d'un beau cloître gothique et d'une bibliothèque capitulaire riche en nombreux manuscrits.
Une route passablement cahoteuse court à travers la plaine sans souci des rivières qui n'ont pas de ponts. Nous dûmes ainsi passer quatre gués; il est vrai que ces rivières n'avaient point d'eau non plus. La route cesse totalement au bord des gués et l'on se fraye comme on peut un passage au milieu du sable et des cailloux.
Pendant les 7 à 8 derniers kilomètres avant Barcelone, la route n'est plus une route, c'est une poêle à marrons; les trous et les ornières, les bosses et les cailloux occupent la totalité du sol sur lequel on ne trouverait pas la plus petite partie plate; malgré l'allure extrêmement réduite à laquelle nous marchons, la voiture saute et cahote et mes passagers de l'arrière dansent une sarabande échevelée. Avec cela une poussière intense que nous soulevons en nuages compacts semble vouloir compléter l'apothéose de notre entrée dans la capitale de la Catalogne.
Après avoir traversé des faubourgs sales, fourmillants de marmaille, nous entrons dans une ville qui a extrêmement grand air. Une suite de larges places et de beaux boulevards bordés de riches maisons nous amènent à la Plaza Cataluña où se trouve l'hôtel que nous avons choisi. Il était exactement 6 heures du soir lorsque nous descendîmes de voiture et que nos talons frappèrent pour la première fois les pavés de Barcelone [2].
L'Hotel Gran Continental où nous descendîmes est dans une des meilleures situations, au centre de la ville, sur la grande et belle place de Catalogne et à l'angle de la Rambla; cet hôtel est luxueux et cher, mais d'une propreté douteuse.
Après une complète toilette et des ablutions répétées pour nous débarrasser de la poussière et nous rafraîchir, nous allâmes faire un copieux dîner à la Maison Dorée, établissement très chic de la plaza Cataluña, où l'on mange d'excellente cuisine française, puis nous voilà prenant possession de Barcelone par une première reconnaissance pédestre autant que digestive.
Barcelone, c'est Marseille, c'est Gênes, mais en plus beau, plus vaste, plus grandiose. Cette ville a énormément grand air, ses rues sont belles, ses magasins sont luxueux, ses places immenses et abondamment plantées de palmiers et de gros platanes, elles sont animées et gaies. Je suis enthousiasmé par Barcelone! Les tramways, très nombreux, sont élégants et commodes, ils filent rapidement et sont toujours pleins. Les voitures de place sont propres et très bien attelées. Enfin il y a déjà une ligne d'autobus, qui grimpent les boulevards comme des météores.
Mais ici nulle couleur locale: Barcelone est une ville absolument moderne qui ne change pas l'habitué de Paris ou de Lyon. N'étaient la langue espagnole et surtout le catalan qui résonnent à nos oreilles inhabituées, nous nous croirions encore en France, tellement est française l'allure générale de cette belle ville et de ses habitants.
Mardi, 13 août.
Barcelone est entièrement traversée par une succession rectiligne de beaux boulevards qui s'appellent tous Rambla, de leur nom de famille, mais dont le prénom change presque tous les 100 mètres. La Rambla prend sur les quais du port, devant le monument de Christophe, traverse toute la vieille ville, passe sur la plaza Cataluña et va se perdre dans la banlieue. La Rambla, comme son nom l'indique, paraît-il, en espagnol, serait l'ancien lit d'un torrent desséché qu'on aurait comblé et dont on aurait fait la jolie artère actuelle. C'est là que se concentre le principal de l'animation de la grande ville, c'est de là que partent les rues aux beaux magasins, c'est sous ses grands arbres qu'une foule toujours renouvelée va se préserver des ardeurs du soleil catalan, c'est sur la Rambla que journellement se tient cet interminable marché aux fleurs dans lequel les promeneurs circulent au milieu des parfums.
Des boulevards, larges et bien tracés, entourent toute l'ancienne ville; ils ont aussi un nom générique et un nom propre; leur nom générique est Ronda, terme qui rappelle celui des Ring de Vienne et qui, en effet, sert à désigner un même objet. Les Rondas de Barcelone sont, comme les Ring de Vienne, les anciens fossés d'enceinte comblés et transformés en boulevards lorsque la ville, en plein développement, se trouva trop à l'étroit dans ses anciennes limites.
La Cathédrale est un bel édifice gothique; malheureusement tous les siècles contribuèrent à sa construction, en sorte que l'édifice est un mélange un peu trop disparate de genres et de styles. L'effet produit n'en est pas moins grandiose et impressionnant; en résumé, la cathédrale de Barcelone est un des beaux monuments catholiques de l'Espagne, pays où les catholiques ont construit beaucoup, souvent très grand, mais rarement beau. Elle est accompagnée d'un cloître du plus pur gothique de toute beauté.
Nous avons fait une agréable promenade dans les Parque y Jardines de la Ciudadela, vastes jardins publics très ombragés qui renferment une intéressante collection d'animaux sauvages; et nous sommes revenus en passant le long des quais du port. Le Port de Barcelone est vaste et commode, sa superficie est supérieure à celle du port de Marseille et presque égale à celle de Gênes; il y règne toujours une très intense animation produite par la foule de navires qui viennent y apporter leur tonnage.
A 4 heures du soir l'auto était amenée devant l'hôtel et nous quittions Barcelone. La route, dès la sortie de la ville, est fabuleuse, invraisemblable, jamais je n'avais rien vu de pareil: c'est une succession ininterrompue de trous noyés par la poussière dans lesquels l'auto plonge en aveugle, saute et s'agite comme un navire balancé par les lames furieuses au milieu de la tempête. A moins de vouloir rompre le châssis, on est obligé d'avancer à une allure que ne désavouerait aucune tortue; de la première vitesse ralentie au maximum, et malgré cela des débrayages et des coups de freins à chaque pas. Enfin nous avançons tellement doucement que de temps en temps j'éprouve l'horrible mortification de me voir dépasser par des attelages de mules: pour une 100 chevaux, c'est vraiment déplorable! Est-ce que les conseilleurs obligeants auraient eu, pour une fois, raison? J'enrage! Enfin, nous verrons bien.
L'épouvantable chemin dure ainsi pendant environ 20 kilomètres, jusqu'au delà de Molins de Rey, et je constaste qu'il nous fallu 2 heures pour faire ce trajet, soit une moyenne de 10 kilomètres à l'heure.
Puis, subitement, la route se fait bonne, excellente même par endroits et restera telle jusqu'à Tarragone.
On est assez éloigné de la mer qu'on ne voit que par aperçus lointains. Voici quelques montagnes, une sierra couverte de vastes forêts de pins maritimes; la route monte dans la sierra, l'on tournoie dans les airs sur de larges virages, la route grimpe dru mais les innombrables chevaux de