nous cuisons, d'imposantes cascades coulent de nos fronts, de nos nez sur les tapis de la voiture cependant que nos gosiers altérés remplacent incessamment cette eau par des appels désespérés aux alcarazas.
Pour nous distraire de notre martyre, nous examinons avec intérêt la campagne que nous parcourons; des orangers à perte de vue; nous sommes au milieu du pays des oranges, des «belles Valence» qu'en hiver les marchands ambulants clament dans nos rues de France. Le pays des oranges d'Espagne commence à Benicarlo, où nous passâmes hier, et finit à Dénia, au sud de Valence; ce jardin des orangers s'appelle la Plana au nord, la Ribera au milieu et la Marina au midi. Les oranges de la Plana sont les moins bonnes, elles ont un goût acide qui nuit à leur qualité; il s'en exporte cependant de grandes quantités, sur Marseille principalement. Celles de la Ribera sont beaucoup plus fines et plus douces; elles se vendent surtout à Liverpool. La Marina produit les meilleures; ses arbres donnent en outre d'abondantes moissons de feuilles et de fleurs dont on extrait parfum, essences, boissons.
Les files d'orangers s'alignent perpendiculairement à la route et s'en vont loin, loin, loin, parallèles, interminables. En cette saison les oranges ne sont pas mûres encore; on distingue dans le feuillage de petits fruits verts qui seront dans quelques mois les pommes d'or délicieuses. Parfois cependant nous apercevons de grosses oranges, bien jaunes, qu'on a laissées sur l'arbre pour un usage spécial sans doute; car c'est une singulière particularité de l'orange de pouvoir rester sur l'arbre plusieurs mois encore après sa complète maturité, alors que les autres fruits en général tombent ou se dessèchent.
Ces fruits si doux qui nous viennent en France enveloppés dans de délicats papiers de soie et dont nous nous régalons en hiver, c'est donc sur ces arbres-là qu'on les récolte, ces arbres qu'irrévérencieusement nous couvrons en passant d'une abondante couche de poussière!
Sagonte, surmontée de sa colline aux murailles crénelées, apparaît au bord du Palancia. Cette ville est un squelette aux maisons décharnées qui ne rappelle que par le souvenir hélas! l'antique métropole des Ibères, la Saguntum des Romains, dont la résistance acharnée aux armes d'Annibal est restée célèbre à tout jamais. C'est la Murviedro des Espagnols, nom qui descend de l'ancienne appellation mauresque signifiant «vieilles murailles». Romains de Scipion, Carthaginois d'Annibal, où êtes-vous? Y avait-il autant de poussière ici de votre temps?
Et la route continue lamentablement trouée comme une écumoire pendant que nous sautons comme des carpes dans une poêle et que les ressorts plaintivement clament leurs malheurs sur des notes tantôt graves, tantôt aiguës.
La campagne qui nous entoure est un véritable jardin dont le sol rouge, irrigué par un système de canaux intelligemment disposés, est couvert de riches cultures, d'arbres verts et de fleurs; c'est la huerta de Valence.
Enfin! voici au loin des dômes couverts d'azulejos resplendissants, c'est Valence; notre supplice touche à sa fin. De Castellon à Valence il y a 68 kilomètres de route absolument défoncée sur laquelle, tout en étant épouvantablement cahoté, on ne peut avancer à plus de 15 kilomètres à l'heure. Je vous prie de croire que c'est long, 68 kilomètres faits à cette allure et dans ces conditions.
Il est midi. Nous pénétrons dans Valence [5] en franchissant sur un pont le rio Turia, à sec, comme une rivière espagnole qui se respecte. Cela me rappelle que ce matin, parmi les gués que nous avons passés, il y avait celui du rio Secco, encore plus à sec bien entendu pour ne pas faire mentir son nom! Puis on passe sous la porte dite Torres de Serranos, colossale porte flanquée de deux énormes tours en briques qui donnent à la ville un aspect féodal.
Nous descendons au Grand-Hôtel, calle de San Vincente; nous y trouvons des chambres très propres, une cuisine tout simplement exquise. Il règne dans la salle à manger une fraîcheur délicieuse qui caresse voluptueusement nos épidermes saturés de soleil et de poussière; ces Espagnols s'entendent admirablement à disposer l'intérieur de leurs maisons pour qu'il y fasse toujours frais. Avec quelles délices, dès notre entrée à l'hôtel, malgré soif et faim, nous sommes-nous délassés dans l'agréable chose qu'est toujours mais qu'était surtout en la circonstance: un bain.
Les autos sont rares à Valence. Ce que ç'a été compliqué pour loger notre voiture! Ici pas de garages; seulement un mécanicien réparateur dont la boutique est archipleine avec une motocyclette et une de Dion de 3 chevaux. Je réussis enfin à dénicher une remise dans laquelle notre voiture ne put pénétrer qu'en lui faisant faire un rétablissement sur une grosse pierre qui obstruait l'entrée.
Valence, la Valencia del Cid, a conservé un cachet mauresque très marqué. Ville déjà prospère au temps des Ibères, puis sous les Romains et sous les Wisigoths, elle fut conquise par les Maures en 714; elle devint, en 1021, la capitale d'un royaume sarrazin indépendant, le royaume de Valence, qui comprenait toute la contrée depuis l'embouchure de l'Ebre au nord jusqu'à Alméria au sud. Les Sarrazins lui donnèrent le summum de sa grandeur; pendant cinq siècles Valence fut l'un des grands centres de la civilisation arabe et l'heure de la décadence ne sonna pour elle, comme hélas! pour la plupart des villes des Maures, que lorsqu'elle eut été définitivement conquise par les catholiques. Les Arabes furent chassés de Valence en l'an 1238 par Jacques Ier d'Aragon. Pendant la longue ère de domination mauresque à Valence il faut cependant placer un court intérim catholique, célèbre dans les fastes espagnoles, la conquête temporaire de Valence par le Cid.
Rodrigue de Bivar, le valeureux chevalier Le Cid Ruy Diaz Campeador, fut élevé à la cour du roi Don Ferdinand Ier, roi de Castille et de Léon (1017-1057). La légende rapporte à la gloire du Cid de nombreux exploits dont il aurait été le héros déjà sous le règne de ce prince; le vieux roi Ferdinand avait fini par le prendre comme unique conseiller, ce qui avait soulevé contre le Cid de redoutables haines issues des jalousies des courtisans. Ce roi don Ferdinand, au lieu de laisser ses états à l'aîné de ses fils, les partagea en trois parts qu'il attribua à chacun de ses enfants, dans la pensée louable mais maladroite de mieux pacifier l'Espagne catholique. L'aîné, don Sanche, eut la Castille, la Navarre et l'Estramadure; le second, don Alphonse, fut mis à la tête de Léon et des Asturies; enfin le troisième, don Garcie, eut pour sa part la Galice et une partie du Portugal [6].
Une pareille distribution, au lieu de pacifier les États du vieux roi, y déchaîna au contraire, dès sa mort, de terribles guerres. Les trois frères, qui voulaient chacun la totalité des États de leur père, se livrèrent maintes batailles à la suite desquelles don Sanche, l'aîné, qui avait l'appui du bras invincible du Cid, réduisit à l'état de vassalité le royaume de don Garcie et s'empara de celui de don Alphonse, qui fut obligé de s'enfuir et ne trouva un refuge qu'auprès du roi maure de Tolède, Ali Maynon.
Le roi don Sanche ayant été assassiné pendant qu'il faisait le siège de Zamora en 1077, don Alphonse quitta les Sarrazins, qui l'avaient toujours bien traité, pour monter sur le trône de Castille et de Léon. La noblesse de Castille soupçonnait don Alphonse d'avoir trempé dans le meurtre de son frère et le courageux Cid ne craignit pas d'exprimer publiquement ce soupçon au nouveau roi, de sorte que celui-ci fut contraint de jurer solennellement en l'église de Sainte-Agathe à Burgos qu'il était innocent de toute participation à ce meurtre, mais il en garda désormais une dure rancune contre le Cid, rancune qui, en maintes occasions, fut habilement exploitée par les courtisans contre le valeureux chevalier.
Le serment prêté, le Cid se rangea complètement du côté du roi et mit sa brave épée à son service. Il se signala alors par de nombreux combats glorieux que don Alphonse paya bientôt par la plus noire ingratitude. Sous prétexte que le Cid, revenant d'une expédition, avait pillé sur les territoires du roi de Tolède, l'ancien protecteur de don Alphonse, celui-ci, habilement circonvenu par ses courtisans, le bannit de son royaume.
Le Cid partit avec de nombreux chevaliers, décidés à suivre sa fortune, et une armée de plusieurs milliers d'hommes. Il laissa à Bivar sa femme dona Chimène et ses filles. C'est maintenant que s'ouvre la carrière la plus brillante du chevalier légendaire.
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