Vingt secondes encore! Barbicane éteignit rapidement le gaz et se coucha près de ses compagnons.
Le profond silence e n'était interrompu que par les battements du chronomètre frappant la seconde.
Soudain, un choc épouvantable se produisit, et le projectile, sous la poussée de six milliards de litres de gaz développés par la déflagration du pyroxile, s'enleva dans l'espace.
II
La première demi-heure
Que s'était-il passé? Quel effet avait produit cette effroyable secousse? L'ingéniosité des constructeurs du projectile avait-elle obtenu un résultat heureux? Le choc s'était-il amorti, grâce aux ressorts, aux quatre tampons, aux coussins d'eau, aux cloisons brisantes? Avait-on dompté l'effrayante poussée de cette vitesse initiale de onze mille mètres qui eût suffi à traverser Paris ou New York en une seconde? C'est évidemment la question que se posaient les mille témoins de cette scène émouvante. Ils oubliaient le but du voyage pour ne songer qu'aux voyageurs! Et si quelqu'un d'entre eux —J.-T. Maston, par exemple—, eût pu jeter un regard à l'intérieur du projectile, qu'aurait-il vu?
Rien alors. L'obscurité était profonde dans le boulet. Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. L'admirable projectile ne s'était même pas altéré sous l'intense déflagration des poudres, ni liquéfié, comme on paraissait le craindre, en une pluie d'aluminium.
A l'intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objets avaient été lancés violemment vers la voûte; mais les plus importants ne semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisines étaient intactes.
Sur le disque mobile, rabaissé jusqu'au culot, après le bris des cloisons et l'échappement de l'eau, trois corps gisaient sans mouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ils encore? Ce projectile n'était-il plus qu'un cercueil de métal, emportant trois cadavres dans l'espace?...
Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fit un mouvement; ses bras s'agitèrent, sa tête se redressa, et il parvint à se mettre sur les genoux. C'était Michel Ardan. Il se palpa, poussa un a «hem» sonore, puis il dit;
«Michel Ardan, complet. Voyons les autres!»
Le courageux Français voulut se lever; mais il ne put se tenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté, l'aveuglait, il était comme un homme ivre.
«Brr! fit-il. Cela me produit le même effet que deux bouteilles de Corton. Seulement, c'est peut-être moins agréable à avaler!»
Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et se frottant les tempes, il cria d'une voix ferme:
«Nicholl! Barbicane!»
Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir qui indiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. Il réitéra son appel. Même silence.
«Diable! dit-il. Ils ont l'air d'être tombés d'un cinquième étage sur la tête! Bah! ajouta-t-il avec cette imperturbable confiance que rien ne pouvait enrayer, si un Français a pu se mettre sur les genoux, deux Américains ne seront pas gênés de se remettre sur les pieds. Mais, avant tout éclairons la situation».
Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts le remirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche une allumette et l'enflamma sous le frottement du phosphore. Puis, l'approchant du bec, il l'alluma. Le récipient n'avait aucunement souffert. Le gaz ne s'était pas échappé. D'ailleurs, son odeur l'eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n'aurait pas impunément promené une allumette enflammée dans ce milieu rempli d'hydrogène. Le gaz, combiné avec l'air, eût produit un mélange détonant et l'explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencé peut-être.
Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur les corps de ses compagnons. Ces corps étaient renversés l'un sur l'autre, comme des masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous.
Ardan redressa le capitaine, l'accota contre un divan, et le frictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué, ranima Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément son sang-froid, saisit la main d'Ardan. Puis, regardant autour de lui:
«Et Barbicane? demanda-t-il.
—Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J'ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons maintenant à Barbicane.»
Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Club et le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plus souffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se rassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d'une légère blessure à l'épaule. Une simple écorchure qu'il comprima soigneusement.
Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce dont s'effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les frictions.
«Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la poitrine du blessé.
—Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelque habitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massons avec vigueur.»
Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, que Barbicane recouvra l'usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, se redressa, prit la main de ses deux amis, et, pour sa première parole:
«Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous?»
Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne s'étaient pas encore inquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pour les voyageurs, non pour le wagon.
«Au fait marchons-nous? répéta Michel Ardan.
—Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de la Floride? demanda Nicholl.
—Ou au fond du golfe du Mexique? ajouta Michel Ardan.
—Par exemple!» s'écria le président Barbicane.
Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut pour effet immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment.
Quoi qu'il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur la situation du boulet. Son immobilité apparente; le défaut de communication avec l'extérieur, ne permettaient pas de résoudre la question. Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire à travers l'espace; peut-être, après un court enlèvement, était-il retombé sur terre, ou même dans le golfe du Mexique, chute que le peu de largeur de la presqu'île floridienne rendait possible.
Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait le résoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par son énergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. A l'extérieur, silence profond. Mais l'épais capitonnage était suffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant, une circonstance frappa Barbicane. La température à l'intérieur du projectile était singulièrement élevée. Le président retira un thermomètre de l'enveloppe qui le protégeait, et il le consulta. L'instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades.
«Oui! s'écria-t-il alors, oui! nous marchons! Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile! Elle est produite par son frottement sur les couches atmosphériques. Elle va bientôt diminuer, parce que déjà nous flottons dans le vide, et après avoir failli étouffer, nous subirons des froids intenses.
—Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi, Barbicane, nous serions dès à présent hors des limites de l'atmosphère terrestre?
—Sans aucun doute, Michel. Ecoute-moi. Il est dix heures cinquante-cinq