Jules Verne

P'tit-bonhomme


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      Plusieurs matelots se promenaient sur le quai en fumant, et, en ce jour de fête, il va de soi que le déchargement des navires avait été suspendu.

      On sait combien l'observation du dimanche est sévère chez la race anglo-saxonne. Les protestants y apportent toute l'intransigeance de leur puritanisme, et, en Irlande, les catholiques luttent de rigorisme avec eux dans la pratique du culte. Et pourtant, ils sont deux millions et demi contre cinq cent mille adeptes des divers rites de la religion anglicane.

      Du reste, on ne voyait à Westport aucun navire appartenant aux autres pays. Des bricks-goélettes, des schooners ou des cutters, quelques barques de pêche, de celles qui travaillent à l'ouvert de la baie, se trouvaient à sec, la marée étant basse. Ces navires, venus de la côte occidentale de l'Écosse avec des chargements de céréales,—ce qui manque le plus au Connaught,—repartiraient sur lest, après avoir livré leur cargaison. Pour rencontrer les bâtiments de grande navigation, il faut aller à Dublin, à Londonderry, à Belfast, à Cork, où font escale les paquebots transatlantiques des lignes de Liverpool et de Londres.

      Plusieurs matelots se promenaient sur le quai. (Page 7.)

      Évidemment, ce ne serait pas au fond du gousset de ces marins inoccupés que Thornpipe pourrait puiser quelques shillings, et son cri devait rester sans écho même sur les quais du port.

      Il laissa donc s'arrêter sa charrette. Le chien affamé, rompu de fatigue, s'étendit sur le sable. Thornpipe tira de son bissac un morceau de pain, quelques pommes de terre et un hareng salé; puis, il se mit à manger, en homme qui en est à son premier repas après une longue étape.

      Thornpipe fit son petit tour. (Page 18.)

      L'épagneul le regardait, faisant claquer ses mâchoires d'où pendait une langue brûlante. Mais, paraît-il, ce n'était pas l'heure de sa réfection, car il finit par allonger sa tête entre ses pattes, en fermant les yeux.

      Un léger mouvement, qui se produisit dans la caisse de la charrette, tira Thornpipe de son apathie. Il se leva, observa si personne ne l'apercevait. Et alors, soulevant le tapis qui recouvrait la boîte aux marionnettes, il y introduisit un morceau de pain, en disant d'un ton farouche:

      «Si tu ne te tais pas!...»

      Un bruit de mastication gloutonne lui répondit, comme si un animal, mourant de faim, eût été blotti à l'intérieur de cette caisse, et il revint à son déjeuner.

      Thornpipe eut bientôt achevé le hareng et les pommes de terre, cuites dans la même eau afin de leur donner plus de goût. Il porta alors à ses lèvres une gourde grossière, pleine de ce petit lait aigre, qui est une boisson assez commune dans le pays.

      Sur ces entrefaites, la cloche de l'église de Westport retentit à toute volée, sonnant la fin de l'office.

      Il était onze heures et demie.

      Thornpipe releva le chien d'un coup de fouet, et ramena vivement sa charrette vers le mail, avec l'espoir d'accaparer quelques spectateurs à leur sortie de la messe. Pendant la bonne demi-heure qui précédait le dîner, peut-être l'occasion s'offrirait-elle de faire une recette. Thornpipe recommencerait après vêpres, et ne se remettrait en route que le lendemain, afin d'exhiber ses marionnettes en quelque autre bourgade du comté.

      En somme, l'idée n'était pas mauvaise. A défaut de shillings, il saurait se contenter de coppers, et du moins ses marionnettes ne travailleraient pas pour ce fameux roi de Prusse, dont l'avarice fut telle que personne ne vit jamais la couleur de son argent.

      Le cri retentit de nouveau:

      «Marionnettes royales... marionnettes!»

      En deux ou trois minutes, une vingtaine de personnes se rassemblèrent autour de Thornpipe. Dire que ce fût l'élite de la population westportienne, ce serait dépasser la mesure. Il y avait là des enfants en majorité, une dizaine de femmes, quelques hommes, la plupart tenant leurs chaussures à la main, non seulement par désir de ne point les user, mais aussi parce qu'ils étaient plus à l'aise, ayant l'habitude de marcher pieds nus.

      Cependant, faisons une exception pour certains notables de Westport, appartenant à ce public bête des dimanches. Tel le boulanger, qui s'est arrêté avec sa femme et ses deux enfants. Il est vrai, son «tweed» date déjà de quelques années, et l'on sait que les années comptent double et même triple sous le climat pluvieux de l'Irlande; mais le digne patron est présentable, en somme. Ne se doit-il pas à sa boutique pompeusement désignée par cette enseigne: «Boulangerie publique centrale»! Et, en effet, elle centralise si bien les produits de sa fabrication qu'il n'y en a pas d'autre à Westport. Là se voit également le droguiste, lequel réclame volontiers le titre de pharmacien, bien que son office soit dépourvu des drogues les plus usuelles, et pourtant, sur la devanture se détachent ces mots: Medical Hall, tracés en lettres superbes, qui devraient vous guérir rien qu'en les regardant.

      Il faut noter encore qu'un prêtre a fait halte devant la charrette de Thornpipe. Cet ecclésiastique porte un costume très propre: col en soie, long gilet dont les boutons sont rapprochés comme ceux d'une soutane, vaste lévite en étoffe noire. C'est le chef de la paroisse, où il exerce de multiples fonctions. Il ne se contente pas, en effet, de baptiser, de confesser, de marier, d' «extrémiser» ses fidèles, il les conseille dans leurs affaires, il les soigne dans leurs maladies, il agit avec une complète indépendance, car il ne relève de l'État ni par son traitement ni par ses attributions. Les dîmes en nature ou les honoraires des cérémonies religieuses,—ce qu'on appelle le casuel en d'autres pays,—lui assurent une vie honorable et facile. Il est l'administrateur naturel des écoles et des maisons de charité,—ce qui ne l'empêche pas de présider les concours de sports nautiques ou hippiques, lorsque régates ou steeples-chases mettent la paroisse en fête. Il est intimement mêlé à l'existence familiale de ses ouailles, il est respecté, car il est respectable, même lorsqu'il ne dédaigne pas d'accepter quelque broc de bière sur le comptoir d'un débit. La pureté de ses mœurs n'a jamais subi la moindre atteinte. Et, d'ailleurs, comment son influence ne serait-elle pas dominante en ces contrées si pénétrées de catholicisme, où, ainsi que le dit Mlle Anne de Bovet dans son remarquable voyage intitulé Trois Mois en Irlande, «la menace d'être exclu de la Sainte-Table ferait passer le paysan par le trou d'une aiguille».

      Il y avait donc un public autour de la charrette, un public un peu plus productif—si l'on veut nous permettre ce mot—que n'aurait pu l'espérer Thornpipe. Vraisemblablement son exhibition avait quelques chances de succès, Westport n'ayant en aucun temps été honoré d'un spectacle de ce genre.

      Aussi le montreur de cabotins fit-il retentir une dernière fois son cri de «great attraction»:

      «Marionnettes royales... marionnettes!»

       MARIONNETTES ROYALES!

       Table des matières

      La charrette de Thornpipe est établie d'une façon très rudimentaire: un brancard auquel le farouche épagneul est attelé; une caisse quadrangulaire, placée sur deux roues—ce qui rendait le tirage plus facile au long des chemins cahoteux du comté; deux poignées en arrière permettant de la pousser comme les baladeuses des marchands ambulants; au-dessus de la caisse, un tendelet de toile, disposé sur quatre tiges de fer, et qui l'abrite sinon contre le soleil peu ardent d'ordinaire,