Jules Verne

P'tit-bonhomme


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Quel rebut de la société! Quelle dégradation morale! Quelle agglomération de larves humaines, destinées à faire des monstres! Et, en effet, de ces graines jetées au hasard entre les pavés, que pourrait-il sortir?

      On en comptait une trentaine dans l'école de Galway, depuis trois ans jusqu'à douze, vêtus de loques, incessamment affamés, ne se nourrissant que des restes de la charité publique. Plusieurs étaient malades, ainsi que nous venons de le voir, et, de fait, ces enfants fournissent à la mortalité une part importante,—ce qui n'est pas une grande perte, à en croire le docteur.

      Et il a raison, si aucun soin, si aucune moralisation n'est capable de les empêcher de devenir des êtres malfaisants. Cependant il y a une âme sous ces tristes enveloppes, et avec une meilleure direction, un dévouement de missionnaire, on arriverait peut-être à la faire s'épanouir vers le bien. Dans tous les cas, il faudrait, pour élever ces malheureux, d'autres éducateurs que l'un de ces mannequins dont M. O'Bodkins nous offre le déplorable type, et qu'il n'est point rare de rencontrer, même ailleurs que dans les comtés besoigneux de l'Irlande.

      Certes, c'était un bon sentiment qui avait conduit le curé de la paroisse à enlever ce malheureux être au montreur de marionnettes. Après avoir vainement fait des recherches à son sujet, il avait fallu renoncer à découvrir son origine. P'tit-Bonhomme ne se souvenait que de ceci: c'est qu'il avait vécu chez une méchante femme en même temps qu'une autre fillette qui l'embrassait parfois, et aussi une petite qui était morte... Où cela s'était-il passé?... Il ne savait pas. Qu'il fût un enfant abandonné ou qu'il eût été volé à sa famille, personne n'aurait pu le dire.

      Depuis qu'il avait été recueilli à Westport, on avait pris soin de lui tantôt dans une maison, tantôt dans une autre. Les femmes s'apitoyaient sur son sort. On lui avait conservé le nom de P'tit-Bonhomme. Des familles le gardèrent huit jours, quinze jours. Ce fut ainsi pendant trois mois. Mais la paroisse n'était pas riche. Bien des malheureux vivaient à sa charge. Si elle eût possédé une maison de charité pour les enfants, notre petit garçon y aurait eu sa place. Or, il n'en existait pas. Aussi avait-il dû être envoyé à la ragged-school de Galway, et voilà neuf mois qu'il végétait au milieu de ce ramassis de mauvais garnements. Quand en sortirait-il, et, lorsqu'il en sortirait, que deviendrait-il? Il est de ces déshérités pour lesquels, dès le bas âge, l'existence, avec ses exigences quotidiennes, est une question de vie ou de mort,—question qui ne reste que trop souvent sans réponse!

      Ainsi P'tit-Bonhomme était depuis neuf mois confié aux soins de la vieille Kriss à demi abrutie, de ce pauvre Grip résigné à son sort, et de M. O'Bodkins, cette machine à balancer des recettes et des dépenses. Cependant sa bonne constitution lui avait permis de résister à tant de causes de destruction. Il ne figurait pas encore sur le grand livre du directeur, à la colonne des rougeoles, des scarlatines et autres maladies de l'enfance, sans quoi son compte eût été déjà réglé... au fond de la fosse commune que Galway réserve à ses déguenillés.

      Mais, pour ce qui est de la santé, si P'tit-Bonhomme supportait impunément de telles épreuves, que ne pouvait-on craindre au point de vue de son développement intellectuel et moral? Comment résisterait-il au contact de ces «rogues», comme disent les Anglais, au milieu de ces gnomes vicieux de corps et d'esprit, les uns nés on ne sait où ni de qui, les autres, pour la plupart, venus de parents relégués dans les colonies pénitentiaires, à moins qu'ils ne fussent fils de suppliciés!

      Et, même il y en avait un dont la mère «faisait son temps» à l'île Norfolk, au centre des mers australiennes, et dont le père, condamné à mort pour assassinat, avait fini à la prison de Newgate par les mains du fameux Berry.

      Ce garçon se nommait Carker. A douze ans, il semblait déjà prédestiné à marcher sur les traces de ses parents. On ne s'étonnera pas qu'au milieu de ce monde abominable de la ragged-school, il fût quelqu'un. Il jouissait d'une certaine considération, étant perverti et pervertissant, ayant ses flatteurs et ses complices, chef indiqué des plus méchants, toujours prêts à quelques mauvais coups, en attendant les crimes, lorsque l'école les aurait vomis comme une écume sur les grandes routes.

      Hâtons-nous de le dire, P'tit-Bonhomme n'éprouvait que de l'aversion pour ce Carker, bien qu'il ne cessât de le regarder avec de grands yeux, pleins d'étonnement. Jugez donc! le fils d'un homme qui a été pendu!

      Si le personnel de l'école travaillait à peine de la tête, ce n'est pas parce qu'il travaillait honorablement de ses mains. Ramasser un peu de combustible pour l'hiver, mendier des lambeaux de vêtements chez les personnes charitables, recueillir le crottin des chevaux et des bestiaux pour l'aller vendre dans les fermes au prix de quelques coppers—recette à laquelle M. O'Bodkins ouvrait un compte spécial—fouiller les tas d'ordures accumulées au coin des rues, autant que possible avant les chiens et, s'il le fallait, après s'être battus avec eux, telles étaient les occupations quotidiennes de ces enfants. De jeux, de divertissements, aucuns,—à moins que ce ne soit un plaisir de s'égratigner, de se pincer, de se mordre, de se frapper du pied et du poing, sans parler des mauvais tours que l'on jouait à Grip. Il est vrai, ce brave garçon prenait cela sans trop s'en inquiéter,—ce qui poussait Carker et les autres à s'acharner sur lui avec autant de lâcheté que de cruauté.

      La seule chambre à peu près propre de la ragged-school était celle du directeur. Il va de soi qu'il n'y laissait jamais entrer personne. Ses livres eussent été vite mis en pièces, leurs feuilles dispersées à tous les vents. Aussi ne lui déplaisait-il pas que ses «élèves» fussent dehors, errant à l'aventure, vagabondant, polissonnant, et c'était toujours trop tôt, à son gré, qu'il les voyait revenir, lorsque le besoin de manger ou de dormir les ramenait à l'école.

      Avec son esprit sérieux, ses bons instincts, P'tit-Bonhomme était le plus ordinairement en butte, non seulement aux sottes plaisanteries de Carker et de cinq ou six autres qui ne valaient pas mieux, mais aussi à leurs brutalités. Il évitait de se plaindre. Ah! que n'avait-il la force? Comme il se serait fait respecter, comme il aurait rendu coup de poing pour coup de poing, coup de pied pour coup de pied, et quelle colère s'amassait en son cœur de se sentir trop faible pour se défendre!

      Il était, d'ailleurs, celui qui sortait le moins de l'école, trop heureux d'y goûter un peu de calme, lorsque ces garnements vaguaient aux alentours. C'était sans doute au préjudice de son bien-être, car il aurait pu trouver quelque morceau de rebut à ronger, un gâteau de «vieux cuit» à acheter pour deux ou trois coppers dus à l'aumône. Mais il répugnait à tendre la main, à courir derrière les cars, dans l'espoir d'attraper une menue monnaie, et surtout à dérober