pas être laissé en liberté. Et ce même pour lui-même. »
Un véritable homme des cavernes. À seulement trente-neuf ans. Comment est-ce que je n’ai jamais pu m’en rendre compte ? Peut-être que je m’en étais rendu compte mais que je n’avais jamais eu le déplaisir de l’écouter et de discuter du sujet avec lui. Cependant, ce n’est pas à moi de le faire changer, et même si cela était possible. Je n’ai rien contre ceux qui aiment, allez savoir pourquoi, maintenir des simulacres de formes archaïques dans des relations professionnelles qui n’ont quant à elles plus rien d’archaïques. Ce qui m’attriste est que, de manière générale, ces formes de traitement n’ont rien à voir avec la préservation de la courtoisie d’autres temps, elles sont plutôt utilisées pour marquer une position de domination sur les personnes avec lesquelles elles travaillent au quotidien, les collaborateurs, comme il est usage de dire.
Mais je divague, j’ai Gomez qui se tient devant moi et me regarde d’un air ébahi, espérant que je lui réponde quelque chose, mais il me laisse sans voix. Je ne veux pas l’offenser, car selon mes principes tout le monde a le droit d’être comme il est, même imbécile, et au final il ne m’a rien fait. Le mieux c’est de lui dire, comme d’habitude, ce qu’il souhaite et de poursuivre.
« Je ne dis pas que vous avez tort, après tout votre connaissance du Portugal est incommensurablement plus grande que la mienne. N’oubliez pas (et les personnes comme toi ne me laissent pas l’oublier) qu’ici je suis un étranger (malgré avoir vécu là pratiquement toute ma vie) et que, par conséquent certaines choses sont hors de ma portée ; ce que je peux cependant réaffirmer est que le tutoiement par consentement mutuel ne m’a jamais paru problématique, quelles qu’en soit les circonstances » Apaisé et satisfait que je lui reconnaisse des connaissances supérieures, il me fait un grand sourire et dit : « Heureusement que cela ne vous a pas causé de problème, mais si j’étais vous j’arrêterais » – me conseille-t-il de manière paternelle. « Cela rend tout plus facile. Concernant le séminaire, c’est Susana, qui s’est occupée de ma réservation, voyez avec elle les détails, pour vous et votre petite, qu’elle puisse modifier les billets. »
Il se lève en s’aidant de mon bureau, et après avoir sournoisement observer mes papiers sur le plateau. Il se dirige, ensuite, vers la porte, et remonte son pantalon au niveau des jambes, prisonnier de ses cuisses dodues qui s’entrechoquent à chacun de ses pas. « Non, non, ce n’est pas nécessaire, » lui dis-je avec précipitation. « Gabriela va s’occuper de cela, ce n’est pas la peine de déranger Susana. Je vais lui en parler tout de suite. » Avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, j’appuie sur le bouton de l’interphone : « Gabi, tu veux bien aller voir Susana s’il te plaît, et lui demander toutes les informations concernant une réservation pour Funchal qu’elle a faite, et nous en parlons plus tard. Merci. »
Au moins je suis sûr de ne pas avoir des billets en classe éco ni une réservation dans un hôtel deux étoiles du côté plus bas d’une colline quelconque. En fin de compte, c’est toujours le cabinet qui paye et pour Gomez, moins de dépenses pour les autres signifie plus de sous pour ses dépenses et dans ses poches. Ce n’est pas difficile de lire sur son visage que c’était pour cette raison qu’il voulait que ce soit Susana qui s’occupe de cela. Malheureusement pour lui je connaissais déjà cette facette de sa personnalité. Bien que, pour lui il aime le luxe, cet homme est d’une radinerie légendaire avec tous les autres. Voyant alors qu’il n’a aucun moyen de reprendre le contrôle, il me fait un petit signe de la main et sort de mon bureau, les chaussettes à damiers lui tombant sur les mollets et le pantalon remonté sur ses cuisses imposantes.
Je reviens au fax de Neil, je vois qu’il n’est pas compliqué et prends note mentalement de lui répondre aujourd’hui. Je me penche, en suivant, sur l’autre qui a l’air d’être véritablement un premier contact, au sujet d’une succession on dirait. Cependant, il est adressé à mon père – Gabriela n’a pas dû faire attention – et fait référence à une lettre que je n’ai jamais reçu ainsi qu’à un nom qui me rappelle des souvenirs lointains, mais comme cela n’a pas l’air urgent, je la mets sur la pile de choses que je dois faire et retourne m’occuper de ce que j’étais en train d’écrire avant que Gomez n’entre dans mon bureau.
Contrairement à ce que je pensais, comme je n’ai pas eu d’appel téléphonique et que personne ne m’a interrompu, je réussis à expédier la réponse au fax de vendredi avant onze heures et demie. Gabriela vient alors toquer à la porte pour me dire que c’est l’heure, mais je suis déjà en train de mettre mon manteau. Elle me passe mon sac en toile lorsque nous nous croisons dans le couloir et je sors rapidement par le hall. Lorsque je vois que l’ascenseur est au rez-de-chaussée, je me décide à prendre les escaliers, et descends les marches quatre par quatre, attirant l’attention de João, l’agent de sécurité qui, lui, monte. « Eh bien, tu es pressé aujourd’hui. C’est toi qui donnes le cours ? » Me lance-t-il d’en haut après s’être agrippé à la rampe pour ne pas tomber. Je lui réponds que oui, lui dis à plus tard, et continue à descendre sans m’arrêter.
Je sors dans la rue en courant, je tourne à gauche en direction du Chiado et après avoir tourné à droite au coin de la librairie Soares da Costa, je remonte la rue jusqu’en haut et entre dans le troisième immeuble à droite. Je monte au deuxième étage où se trouve le dojo d’Aïkido dans lequel je m’entraîne depuis plus de dix ans. J’ouvre la porte avec la clé et laisse rentrer les personnes qui étaient déjà en train d’attendre. Je cours dans les vestiaires, et change alors, les vêtements du bureau pour le keikogi. Je passe alors les soixante minutes suivantes à transpirer et à faire transpirer les dix autres enthousiastes – pas mal pour un lundi – qui ont choisi d’employer l’heure du déjeuner à perdre des calories plutôt qu’à en accumuler. Le maître Takeda est au Japon pour un séminaire et le maître-adjoint nous a demandé, à moi ainsi qu’à un autre gradé, si nous pouvions l’aider lors de quelques entrainements à l’heure du déjeuner. Toutefois, je vais devoir leur dire que je ne peux pas venir ni le mercredi ni le vendredi. C’est dommage, j’aime bien ces entrainements en milieu de journée, car ils coupent la routine des horaires de bureau et même si ce n’est que deux jours, je sais que je vais en ressentir le manque.
Après avoir terminé l’entrainement, je retourne dans les vestiaires, j’enlève le keikogi, ouvre le casier où se trouvent mes affaires de bain et saute sous la douche. Je me lave presque à l’eau froide et en me dépêchant, me sèche avec une grande serviette que je laisse toujours pendre sur le séchoir puis me mets une nouvelle dose de déodorant sous les bras et deux pschitt de parfum sur le torse.
Je remets ensuite mon uniforme d’avocat et sors avec le dernier de mes équipiers. Il me parle avec engouement de la trilogie Matrix, qu’ils trouvent être les meilleurs films jamais réalisés, et décrit avec détails les bonus inclus dans une énième édition spéciale de la série destinée aux collectionneurs, qui vient juste de sortir – quinze ans et le sens critique d’un nouveau-né.
Je me décide à ne pas le contredire, il y a des choses que nous devons découvrir par nous-même.
Nous nous séparons dans la rue Garrett, et partons, lui en haut, et moi en bas, en direction du centre commercial. Je monte jusqu’au dernier étage et achète un déjeuner léger composé d’une soupe, d’un steak grillé avec du riz, d’un fruit et d’un verre de lait. Je mange seul, sans précipitation, assis sur une table de l’espace commun à tous les restaurants, pendant que je pense aux choses que je vais devoir faire cet après-midi. Quand je finis, je descends les escaliers et sors à nouveau dans la rue en direction du bureau. J’y arrive un peu avant quatorze heures. À part la radio de Gabriela, branchée comme toujours sur la Voxx, on entend aucun autre bruit, je crois qu’aujourd’hui tout le monde est allé déjeuner à la même heure. C’est mieux ainsi. Je m’assieds à mon bureau et attrape le deuxième et le troisième fax de vendredi que j’expédie en moins d’une heure. J’inscris mon temps de travail pour ce matin sur ma feuille d’heure puis je retourne sur le fax de Neil Allard. Comme je l’espérais, cela ne me prend pas trop de temps. Je pense aussi à mentionner dans ma réponse