León Tolstoi

La Guerre et la Paix (Texte intégral)


Скачать книгу

Koutouzow à l’humanité de l’ennemi, malgré la quantité de blessés que les hôpitaux et les maisons converties en ambulances ne pouvaient contenir, malgré toutes ces circonstances aggravantes, cet arrêt à Krems et cette victoire remportée sur Mortier avaient fortement relevé le moral des troupes.

      Les nouvelles les plus favorables, mais aussi les plus fausses, circulaient entre l’armée et l’état-major: on annonçait la prochaine arrivée de nouvelles colonnes russes, une victoire des Autrichiens et enfin la retraite précipitée de Bonaparte.

      Le prince André s’était trouvé pendant ce dernier combat à côté du général autrichien Schmidt, qui avait été tué; lui-même avait eu son cheval blessé sous lui et la main égratignée par une balle. Afin de lui témoigner sa bienveillance, le général en chef l’avait envoyé porter la nouvelle de cette victoire à Brünn, où résidait la cour d’Autriche depuis qu’elle s’était enfuie de Vienne, menacée par l’armée française. Dans la nuit du combat, excité mais non fatigué, car, malgré sa frêle apparence, il supportait mieux la fatigue physique qu’un homme plus robuste, il monta à cheval, pour aller présenter le rapport de Doktourow à Koutouzow, et fut aussitôt expédié en courrier, ce qui était l’indice assuré d’une promotion prochaine.

      La nuit était sombre et étoilée, la route se dessinait en noir sur la neige tombée la veille pendant la bataille. Le prince André, emporté par sa charrette de poste, passait en revue tous les sentiments qui l’agitaient, l’impression du combat, l’heureux effet que produirait la nouvelle de la victoire, les adieux du commandant en chef et de ses camarades. Il éprouvait la jouissance intime de l’homme qui, après une longue attente, voit enfin luire les premiers rayons du bonheur désiré. Dès qu’il fermait les yeux, la fusillade et le grondement du canon résonnaient à son oreille, se confondant avec le bruit des roues et les incidents de la bataille. Tantôt il voyait fuir les Russes, tantôt il se voyait tué lui-même; alors il se réveillait en sursaut; heureux de sentir se dissiper ce mauvais rêve; puis il s’assoupissait de nouveau en rêvant au sang-froid qu’il avait déployé. Une matinée ensoleillée succéda à cette nuit sombre; la neige fondait, les chevaux galopaient, et de chaque côté du chemin se déroulaient des forêts, des champs et des villages.

      À l’un des relais il rejoignit un convoi de blessés: l’officier qui le conduisait, étendu sur la première charrette, criait et injuriait un soldat. Des blessés sales, pâles et enveloppés de linges ensanglantés, entassés dans de grands chariots, étaient secoués sur la route pierreuse; les uns causaient, les autres mangeaient du pain, et les plus malades regardaient, avec un intérêt tranquille et naïf, le courrier qui les dépassait au galop.

      Le prince André fit arrêter sa charrette et demanda aux soldats quand ils avaient été blessés:

      «Avant-hier sur le Danube, répondit l’un d’eux, et le prince André, tirant sa bourse, leur donna trois pièces d’or.

      – Pour tous! Dit-il en s’adressant à l’officier qui approchait: Guérissez-vous, mes enfants, il y aura encore de la besogne.

      – Quelle nouvelle y a-t-il, monsieur l’aide de camp? Demanda l’officier, visiblement satisfait de trouver à qui parler.

      – Bonne nouvelle!… En avant!» cria-t-il au cocher.

      Il faisait nuit lorsque le prince André entra à Brünn et se vit entouré de hautes maisons, de magasins éclairés, de lanternes allumées, de beaux équipages roulant sur le pavé, en un mot de toute cette atmosphère animée de grande ville, si attrayante pour un militaire qui arrive du camp. Malgré sa course rapide et sa nuit d’insomnie, il se sentait encore plus excité que la veille. Comme il approchait du palais, ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, et ses pensées se succédaient avec une netteté magique. Tous les détails de la bataille étaient sortis du vague et se condensaient dans sa pensée en un rapport concis, tel qu’il devait le présenter à l’empereur François. Il entendait les questions qu’on lui adresserait et les réponses qu’il y ferait. Il était convaincu qu’on allait l’introduire tout de suite auprès de l’Empereur; mais, à l’entrée principale du palais, un fonctionnaire civil l’arrêta, et, l’ayant reconnu pour un courrier, le conduisit à une autre entrée:

      «Dans le corridor à droite, Euer Hochgeboren. (Votre Haute Naissance); vous y trouverez l’aide de camp de service, qui vous introduira auprès du ministre.»

      L’aide de camp de service pria le prince André de l’attendre, et alla l’annoncer au ministre de la guerre. Il revint bientôt, et, s’inclinant avec une politesse marquée, il fit passer le prince André devant lui; après lui avoir fait traverser le corridor, il l’introduisit dans le cabinet où travaillait le ministre. L’officier autrichien semblait, par son excessive politesse, vouloir élever une barrière qui le mît à l’abri de toute familiarité de la part de l’aide de camp russe. Plus le prince André se rapprochait du haut fonctionnaire, plus s’affaiblissait en lui le sentiment de joyeuse satisfaction qu’il avait éprouvé quelques instants avant, et plus il ressentait vivement comme l’impression d’une offense reçue; et cette impression, malgré lui, se transformait peu à peu en un dédain inconscient. Son esprit attentif lui présenta aussitôt tous les motifs qui lui donnaient le droit de mépriser l’aide de camp et le ministre: «Une victoire gagnée leur paraîtra chose facile, à eux qui n’ont pas senti la poudre, voilà ce qu’il pensait,» et il entra dans le cabinet avec une lenteur affectée. Cette irritation sourde s’augmenta à la vue du dignitaire, qui, tenant penchée sur sa table, entre deux bougies, sa tête chauve et encadrée de cheveux gris, lisait, prenait des notes, et semblait ignorer sa présence.

      «Prenez cela, dit-il à son aide de camp,» en lui tendant quelques papiers et sans accorder la moindre attention au prince André.

      «Ou bien, se disait le prince, de toutes les affaires qui l’occupent, la marche de l’armée de Koutouzow est ce qui l’intéresse le moins; ou bien il cherche à me le faire accroire.»

      Après avoir soigneusement et minutieusement rangé ses papiers, le ministre releva la tête et montra une figure intelligente, pleine de caractère et de fermeté; mais, en s’adressant au prince André, il prit aussitôt cette expression de convention, niaisement souriante et affectée à la fois, habituelle à l’homme qui reçoit journellement un grand nombre de pétitionnaires.

      «De la part du général en chef Koutouzow!… De bonnes nouvelles, j’espère?… Un engagement avec Mortier!… Une victoire!… il était temps!»

      Le ministre se mit à lire la dépêche qui lui était adressée:

      «Ah! Mon Dieu, Schmidt, quel malheur! Quel malheur! Dit-il en allemand, et, après l’avoir parcourue, il la posa sur la table, d’un air soucieux. Ah! Quel malheur! Vous dites que l’affaire a été décisive? Pourtant Mortier n’a pas été fait prisonnier!…»

      Puis, après un moment de silence:

      «Je suis bien satisfait de vos bonnes nouvelles, quoique ce soit les payer un peu cher, par la mort de Schmidt! Sa Majesté désirera sûrement vous voir, mais pas à présent. Je vous remercie, allez vous reposer et trouvez-vous demain sur le passage de Sa Majesté après la parade; du reste je vous ferai prévenir. Au revoir!… Sa Majesté désirera sûrement vous voir elle-même,» répéta-t-il en le congédiant.

      Lorsque le prince André eut quitté le palais, il lui sembla qu’il avait laissé derrière lui, entre les mains d’un ministre indifférent et de son aide de camp obséquieux, toute l’émotion et tout le bonheur que lui avait causés la victoire. La disposition de son esprit n’était plus la même, et la bataille ne se présentait plus à lui que comme un lointain, bien lointain souvenir.

      IX

      Le prince André descendit à Brünn chez une de ses connaissances russes, le diplomate Bilibine.

      «Ah!